A chaque époque, ses défis. Et à chaque défi, ses réponses.
Dans les années 1960, l’Asie du Sud était menacée par la famine. De nouvelles variétés de blé et de riz à haut rendement, réceptives à l’application intensive d’intrants et à l’irrigation, ont permis d’accroître la production de façon spectaculaire. Mises au point sous l’impulsion de Norman Borlaug, elles ont contribué au lancement de la Révolution Verte qui a eu le mérite de sauver des centaines de millions de vies humaines. C’était la réponse adaptée au spectre de la crise alimentaire qui planait sur le monde il y a un demi-siècle.
Aujourd’hui, nous ne nous trouvons pas confrontés à la famine – mais nous sommes à la croisée des chemins.
Même si le monde produit désormais assez pour nourrir la planète entière, quelque 842 millions de personnes n’ont pas les moyens de se procurer une nourriture suffisante et souffrent encore de sous-alimentation chronique. Et l’avenir nous réserve un enjeu supplémentaire, celui de nourrir une population mondiale qui devrait avoir une alimentation plus saine et équilibrée et devrait dépasser la barre des 9 milliards d’habitants à l’horizon 2050.
Parallèlement, les agriculteurs - et toute l’humanité- se heurtent déjà aux nouveaux enjeux constitués par le changement climatique. Sans compter la dégradation des ressources en terres et en eau et d’autres impacts négatifs sur l’environnement qui nous montrent les limites des systèmes d’agriculture intensive.
Nous devons trouver une solution inédite, au même titre que la Révolution Verte, mais qui réponde aux exigences actuelles –car le même outil ne peut servir à relever deux défis différents.
Ainsi, il nous faut des systèmes agricoles véritablement durables en mesure d’assurer les besoins alimentaires futurs du monde. Et rien ne se rapproche plus du modèle de production vivrière durable que l’agriculture familiale.
C’est donc à juste titre que l’ONU a proclamé 2014 « Année internationale de l’agriculture familiale » en offrant l’occasion de rendre hommage au rôle des petits agriculteurs dans l’éradication de la faim et la conservation des ressources naturelles, éléments essentiels de l’avenir durable auquel nous aspirons.
Il ne s’agit pas de soutenir l’agriculture familiale au détriment de l’agriculture spécialisée à grande échelle, qui a, elle aussi, un rôle important à jouer dans l’approvisionnement alimentaire de la planète et doit relever ses propres défis, notamment l’adoption d’approches durables.
Mais nous avons moult enseignements à tirer des pratiques durables des agriculteurs familiaux, catégorie qui regroupe, entre autres, exploitants à petite et moyenne échelle, paysans, communautés autochtones et traditionnelles, petits pêcheurs, éleveurs et cueilleurs.
Une grande partie de l’expérience acquise en matière de systèmes agricoles durables nous vient des fermes à gestion familiale. Au fil des générations, les agriculteurs familiaux ont transmis leurs connaissances et leur savoir-faire, préservant et perfectionnant de nombreuses pratiques et technologies favorisant la pérennité de l’agriculture. Grâce à des techniques innovantes comme la construction de terrasses et l’adoption de pratiques sans labour, ils sont toujours parvenus à continuer à cultiver des terres souvent marginales.
La conservation et l’utilisation durable des ressources naturelles sont enracinées dans la logique productive des exploitations familiales. La nature très diversifiée de leurs activités agricoles leur confère un rôle central dans la promotion d’un environnement durable, sauvegardant la biodiversité et contribuant à des régimes alimentaires plus sains et plus équilibrés.
Par ailleurs, les agriculteurs familiaux jouent un rôle central dans les circuits locaux de production, de commercialisation et de consommation, non seulement en luttant contre la faim, mais aussi en créant des emplois, en générant des revenus et en stimulant et en diversifiant les économies locales.
A l’échelle mondiale, les fermes familiales sont estimées à 500 millions, et d’après une enquête menée par la FAO dans 93 pays, elles représentent en moyenne plus de 80 pour cent de toutes les exploitations. Dans les pays développés comme dans les pays en développement, les agriculteurs familiaux sont les principaux producteurs de la nourriture consommée à l’échelon local et les gardiens de la sécurité alimentaire.
D’après les expériences conduites dans de nombreux pays, on constate que les agriculteurs familiaux sont tout à fait en mesure d’accroître leur production s’ils disposent d’un cadre de politiques approprié et efficace.
Or, paradoxalement, plus de 70 pour cent des populations victimes d’insécurité alimentaire vivent dans les zones rurales des pays en développement. Beaucoup sont des producteurs de subsistance qui ne cultivent pas suffisamment pour nourrir leurs familles et n’ont qu’un accès limité à des ressources naturelles souvent dégradées. Cela les rend particulièrement vulnérables aux chocs externes, y compris ceux liés au changement climatique.
Trop souvent par le passé, les agriculteurs familiaux ont été considérés comme un problème à résoudre au moyen de politiques sociales n’ayant qu’un potentiel limité.
C’est cet état d’esprit qu’il faut changer. Les agriculteurs familiaux ne font pas partie du problème ; ils font au contraire partie de la solution face à l’enjeu de la sécurité alimentaire et du développement durable.
Mais il y a des limites à ce qu’ils peuvent accomplir par eux-mêmes. Gouvernements, organisations internationales, organismes régionaux, organisations de la société civile, secteur privé et institutions de recherche, tous ont un rôle à jouer pour offrir ce soutien et créer un environnement propice leur permettant de prospérer.
Les besoins des agriculteurs familiaux sont identiques partout dans le monde, ils se résument à : une assistance technique et des politiques de soutien s’appuyant sur leurs connaissances pour accroître la productivité ; des technologies appropriées ; des intrants de qualité adaptés à leurs exigences et au respect de leur culture et de leurs traditions ; une attention particulière aux femmes et aux jeunes agriculteurs ; un renforcement des organisations de producteurs et des coopératives ; un meilleur accès à la terre et à l’eau, au crédit et aux marchés ; et enfin, une plus grande intégration dans les chaînes de valeur.
L’Année internationale de l’agriculture familiale 2014 nous offre la possibilité de réhabiliter ce secteur crucial. En choisissant de rendre hommage aux petits agriculteurs, nous reconnaissons qu’ils doivent être des figures de proue face au double enjeu auquel est confronté le monde aujourd’hui : améliorer la sécurité alimentaire tout en préservant les ressources naturelles si cruciales.
C’est le défi de notre époque. Et nous sommes prêts à le relever, en accordant aux agriculteurs familiaux toute l’attention et le soutien qu’ils méritent.
José Graziano da Silva, Directeur Général de la FAO