par Thierry Vircoulon
Thierry Vricoulon est enseignant en sécurité et conflit en Afrique, Sciences Po – USPC.
En matière de maintien de la paix, les Nations unies sont maintenant au pied du mur.
Cette tribune a initialement été publiée sur le site de The Conversation.
Par Thierry Vircoulon, enseignant en sécurité et conflit en Afrique, Sciences Po – USPC
Lors de la réunion de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre, l’administration américaine – son principal bailleur de fonds – a annoncé la réduction de sa contribution de 1,3 milliard et a défini une nouvelle politique par la voix du vice-président Mike Pence :
« En bref, quand une mission sera couronnée de succès, nous y mettrons un terme. Si elle n’atteint pas les objectifs fixés, nous la remanierons. Et si une opération se solde par des échecs répétés, nous y mettrons un terme ».
Avec un budget de 7,8 milliards et 15 missions qui semblent sans fin, l’ONU est mise en demeure de réduire le nombre de Casques bleus qui émargent à son budget, quelque 95 000 aujourd’hui.
Évidemment, vue d’Afrique, cette nouvelle approche peut sembler dangereuse et même contre-productive au moment où tous les signes précurseurs d’un nouveau conflit sont réunis en République démocratique du Congo (RDC) – le président Joseph Kabila espère rester au pouvoir en repoussant les élections d’une année à l’autre, ce qui conduit à la remobilisation des groupes armés autour de la ville d’Uvira –, où la Centrafrique se désagrège lentement mais sûrement et où les accords de paix pour régler les conflits malien et sud-soudanais ne sont toujours pas appliqués deux ans après leur signature.
Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. En effet, dans les couloirs des Nations unies à New York, dans les chancelleries occidentales et sur le terrain en Afrique, personne ne croit que les Casques bleus vont empêcher un nouvel embrasement de la RDC, désarmer les groupes armés en Centrafrique et imposer l’application des accords de paix au Mali et au Sud-Soudan. La raison en est simple : depuis plus de dix ans, les Nations unies sont à la résolution des conflits ce que l’homéopathie est au cancer.
De la résolution de conflit à la stabilisation-enlisement
Plus la machine onusienne de maintien de la paix se professionnalise avec un département dédié (le Département des opérations de maintien de la paix, DOMP, dirigé depuis 20 ans par un représentant français), plus les missions s’enlisent et perdent leur sens. En Afrique, les derniers succès du maintien de la paix remontent au début du siècle : Sierra Leone, Liberia, Burundi. De ce fait, les cadres du DOMP ont intériorisé l’idée que les missions de maintien de la paix ne sont plus déployées pour résoudre les conflits mais pour les « stabiliser ». Définie dans les couloirs du Conseil de sécurité par la protection des civils et le rétablissement de l’autorité de l’État, cette soi-disant stabilisation est, en réalité, synonyme d’enlisement sur le terrain.
Érigée en priorité numéro un des missions de maintien de la paix après Srebrenica (en 1995) et le génocide rwandais (1994), la protection des civils reste un objectif illusoire – faute d’être partagé par les pays fournisseurs de Casques bleus. En 2014, le responsable de la Monusco en RDC a dû s’excuser publiquement de la passivité des Casques bleus lors du massacre de Mutarule. Au Sud-Soudan, un rapport d’enquête de l’ONU sur les violences de juillet 2016 à Juba a mis en évidence le refus des Casques bleus de répondre aux appels à l’aide. En Centrafrique, au moins une enquête interne est en cours sur le comportement des Casques bleus lors d’un massacre récent.
Malgré l’ampleur des violences contre les populations réfugiées à proximité ou dans les bases de l’ONU au Sud-Soudan, les 15 membres du Conseil de sécurité ne sont pas parvenus à un consensus lors du vote de la résolution créant une force de protection en 2016. Alors que la protection des civils est vue comme une politique humaniste par une partie des membres du Conseil de sécurité, elle est perçue comme une dangereuse lubie antigouvernementale par l’autre partie (en particulier, la Russie et la Chine).
Rétablir un État… qui n’existe pas
La seconde priorité des missions « de stabilisation » – trois missions de maintien de la paix sont officiellement nommées ainsi en Afrique : Mali, Centrafrique et RDC – est le rétablissement de l’autorité de l’État. Cette formule à la résonance prétorienne veut simplement dire que les territoires du pays concerné doivent être administrés par les représentants de l’État et non par des groupes armés.
Outre le fait qu’elle entretienne la confusion pratique entre État et gouvernement, cette formule escamote quelques réalités politico-historiques : le gouvernement central a-t-il jamais dirigé ces territoires ? En a-t-il seulement les moyens ? Est-il accepté par les populations ? Sinon, pourquoi ?
Les missions de stabilisation sont mandatées par le Conseil de sécurité pour rétablir une autorité de l’État dans des régions (l’Est congolais, le nord du Mali et de la Centrafrique) où cette absence d’autorité est le résultat d’une longue absence de légitimité. Des élections financées et organisées à la va-vite par la communauté internationale sont censées combler, en quelques semaines, ce déficit historique. Les problèmes existentiels de ces pays qui durent depuis l’indépendance sont poliment ignorés dans l’enceinte onusienne, où le principe cardinal est la souveraineté des États, quel que soit leur degré d’existence réelle.
Des missions par qui le scandale arrive
En s’enlisant, les missions font plus partie du problème que de la solution. Leur gouvernance se révèle problématique. D’une part, elles deviennent des machines à scandales et perdent leur crédibilité. En zone de guerre, le temps contribue à l’enracinement des mauvaises habitudes et à la consolidation des intérêts, y compris de ceux des Casques bleus. À New York, les missions de maintien de la paix sont celles par qui le scandale arrive : information biaisée et dissimulée sur les crimes au Darfour (Minuad), refus de protéger les civils au Sud-Soudan (Minuss) et trafics et abus sexuels en Centrafrique et au Congo (Monusco et Minusca).
Une rapide recherche sur internet montre que les missions de maintien de la paix défraient plus la chronique pour leurs abus sexuels que pour avoir rétabli la paix. À ce titre, la Monusco détient le record : sur un total de 2 000 accusations d’abus sexuels portées contre les Casques depuis 12 ans, 700 proviennent du Congo. Loin d’être inconnus des populations et du gouvernement, les dérapages des Casques bleus contribuent à leur discrédit local et offrent un intéressant levier de chantage. Comme le DOMP est la machine à scandales de l’ONU, on se demande pourquoi la diplomatie française y tient tant.
D’autre part, malgré les promesses qu’elles claironnent, les missions finissent par ne plus être un acteur de changement mais de conservation. Depuis 1999, les Nations unies ont dépensé 15 milliards de dollars dans une mission de maintien de la paix en RDC sans parvenir à neutraliser les groupes armés et à démocratiser le régime. Leur leadership penche presque toujours du côté du pouvoir en place et leur neutralité est vite compromise par de petits arrangements.
Au Mali, en RDC et en Centrafrique, les missions ont pour mandat d’appuyer les efforts de gouvernements dont elles taisent la corruption pour conserver leur bienveillance et éviter que ces gouvernements déclarent persona non grata le personnel de l’ONU. Ces missions fournissent à ces gouvernements une protection et une légitimité de façade dont ils usent et abusent contre leur population. En RDC, par exemple, la Monusco a fourni un soutien logistique et militaire à une armée qui s’illustre par ses violations des droits de l’homme. À la fin du mois de septembre, elle a une fois de plus servi d’auxiliaire de l’armée congolaise contre les miliciens maï-maï à Uvira.
Incapables de régler les conflits, les missions de maintien de la paix se contentent dorénavant de les accompagner dans la durée. Les membres du Conseil de sécurité n’ont ni le courage de voter le désengagement (à cause d’un précédent tragique : le génocide rwandais) ni le courage de leur accorder les moyens nécessaires et définir une vraie stratégie de résolution de conflit. Ce qu’on appelle pompeusement une « solution politique ». Pour éviter de faire des arbitrages difficiles, ils optent pour un consensus négatif (le ni… ni…) autour d’une « politique de paix » qu’ils savent pertinemment inefficace pour au moins trois raisons.