par Gilles Olakounlé Yabi
Économiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur de WATHI, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (www.wathi.org).
Décider d’abord, réfléchir ensuite. C’est une démarche qui semble aller à l’encontre du bon sens... Et pourtant.
[Tribune] Et pourtant, c’est pourtant celle que la conférence des chefs d’État de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a choisi d’adopter lorsqu’elle a annoncé au terme du sommet de Monrovia (Liberia) du 4 juin dernier qu’elle donnait un « accord de principe » pour l’adhésion du Maroc à l’organisation régionale moins de quatre mois après la formulation officielle de la demande du royaume chérifien. Sans consultations dans chacun des quinze actuels États membres. Sans études préalables. Sans débat public.
Les chefs d’État, certes pas tous présents à Monrovia, décidaient aussi de demander à la Commission de la Cedeao d’étudier les implications de cette adhésion au regard de tous les textes régissant l’organisation, et de leur présenter un rapport lors du sommet de décembre. Ce dernier aura lieu ce 16 décembre à Abuja. Invité à prendre part au sommet, le roi du Maroc, sa Majesté Mohamed VI, espère une confirmation immédiate de l’accord de principe et donc une adhésion formelle.
Sans être dans le secret des présidences ouest-africaines, il est difficile de savoir aujourd’hui si l’unanimité est acquise pour accueillir le Maroc comme membre à part entière de l’organisation. La position du Nigeria, puissance économique, démographique, politique et militaire de la région, sera a priori déterminante. D’influents regroupements du secteur privé nigérian mais aussi d’anciens diplomates et des universitaires sont vigoureusement opposés à l’entrée du Maroc, qui, sans la remettre en cause, réduirait significativement l’influence du mastodonte nigérian au sein de la Cedeao.
Pour les acteurs du secteur privé industriel nigérian, tout comme pour nombre d’entrepreneurs sénégalais, qui ont commandité une étude sur les implications économiques de l’adhésion du Maroc, la crainte est forte de voir les entreprises marocaines, compétitives, diversifiées, soutenues par les banques à capitaux marocains solidement installées dans la région, par une puissance publique bienveillante et par une diplomatie royale bien rôdée, inonder les marchés ouest-africains de leurs produits dans un très grand nombre de secteurs.
Pour ces entrepreneurs, il est aussi incompréhensible que les chefs d’État aient pris une décision sur une question aux implications économiques aussi importantes sans avoir consulté au préalable leurs milieux d’affaires. Au Nigeria, l’association des industries manufacturières a mis une forte pression sur les parlementaires et certaines voix vont jusqu’à appeler à une sortie du Nigeria de la Cedeao en cas d’adhésion du Maroc, y voyant un coup tordu de certains pays francophones de la communauté. Le moins que l’on puisse dire est que l’adhésion du Maroc ne fait pas l’unanimité.
La remise en cause du critère géographique créerait un dangereux précédent
La question de l’appartenance du Maroc à l’espace géographique et géopolitique ouest-africain reste posée. Cette appartenance est très contestable dans la mesure où le Maroc a jusque-là fait partie sans conteste de l’Afrique du Nord et de son organisation régionale principale, l’Union du Maghreb arabe (UMA). Ce n’est pas le respect du critère géographique qui est en soi crucial, mais les implications de sa remise en cause en cas de validation de l’entrée du Maroc. Quid de la Tunisie ? Du Tchad qui avait exprimé par le passé un désir de Cedeao ? Et de l’Algérie, grand rival du Maroc en Afrique du Nord et frontalier avec deux vastes pays de la Cedeao, le Mali et le Niger ?
Où s’arrêtera l’expansion de l’espace communautaire ouest-africain si de nouveaux pays d’Afrique du Nord et du Centre manifestaient aussi une volonté d’adhésion ? Quel sens y aurait-il à faire de la Cedeao une organisation qui n’est plus liée à l’appartenance à un espace géographique délimité ? Ce type de communautés économiques régionales (CER) existe certes sur le continent, à l’instar du Comesa, marché commun de l’Afrique orientale et australe, dont les membres appartiennent parallèlement aux communautés régionales d’Afrique de l’Est, d’Afrique australe, du Centre, et même du Nord. La différence avec la Cedeao est que cette dernière n’est pas exclusivement, et même pas principalement, une organisation dédiée à l’intégration commerciale.
La Cedeao, comme son nom ne l’indique pas, s’est affirmée depuis les années 1990 comme une organisation d’intégration politique. L’approfondissement laborieux de cette intégration ne peut se faire que dans un espace géographique circonscrit. Ouvrir la porte à l’adhésion de nouveaux États de régions voisines, fussent-ils historiquement proches et solidaires, reviendrait à faire courir un risque majeur de dilution de la dimension politique fondamentale de la Cedeao et de perturbation de l’architecture institutionnelle de l’Union africaine censée s’appuyer sur des communautés régionales aux contours bien définis.
L’adhésion du royaume du Maroc remettrait en cause certains des principes de convergence constitutionnelle
La Cedeao s’est dotée au cours des deux dernières décennies de mécanismes ambitieux dans les domaines de la sécurité collective et de principes de convergence constitutionnelle visant à en faire aussi une zone d’intégration politique poussée, sans équivalent sur le continent africain. L’organisation a de grandes faiblesses mais elle a aussi des acquis remarquables à préserver et à renforcer. C’est la seule région du continent, et une des seules au monde, où les citoyens de tout pays membre ne questionnent pas la légitimité d’une organisation régionale à s’ingérer dans les affaires internes de leur pays. Les résultats de ces interventions, parfois militaires, ne sont pas toujours convaincants mais le principe de l’ingérence légitime au nom de la solidarité communautaire et de la sécurité collective est solidement établi.
Le texte qui incarne le plus l’ambition de construire un espace ouest-africain politiquement et humainement intégré, ancré dans des valeurs partagées, est le protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance de 2001. Il fixe notamment les principes dits de convergence constitutionnelle auxquels doivent souscrire tous les pays membres. Parmi ceux-ci, on peut citer les principes de la séparation des pouvoirs, du respect des droits du Parlement, de l’indépendance de la justice, de la transparence des élections, du bannissement de tout mode anticonstitutionnel d’accession au pouvoir, mais aussi celui de la laïcité de l’État.
Selon le protocole de 2001, « L’État est laïc et demeure entièrement neutre dans le domaine de la religion ; chaque citoyen a le droit de pratiquer librement et dans le cadre des lois en vigueur, la religion de son choix en n’importe quel endroit du territoire national. » Le Maroc est reconnu à juste titre pour sa sauvegarde jalouse de son patrimoine historique, culturel et religieux et en particulier de sa tradition islamique millénaire porteuse d’ouverture et de tolérance. Il n’en reste pas moins que le Maroc est « une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale », comme l’affirme l’article premier de la Constitution. Et l’article 3 confirme que « L’Islam est la religion de l’État, qui garantit à tous le libre exercice des cultes ».
On voit mal les chefs d’État de la Cedeao demander au souverain marocain, qui veille au respect de l’Islam aux termes de la loi fondamentale de son pays, de se conformer au principe constitutionnel communautaire de laïcité de l’État. L’État marocain n’est pas laïc et n’a pas vocation à le devenir. Le régime politique marocain et l’ancrage culturel et religieux de la société ont concouru largement à la stabilité du pays. Cette dernière a aussi favorisé une continuité dans les options stratégiques fondamentales et dans leur mise en œuvre concrète, y compris le choix pour ce pays de se tourner résolument vers son sud, le Sahel et l’Afrique de l’Ouest.
Il n’y a aucune raison de pousser le Maroc à changer quoi que ce soit dans ses principes constitutionnels. Mais on ne peut pas faire comme si l’adhésion d’une monarchie constitutionnelle à la Cedeao n’aurait aucune conséquence. Soit le Maroc sera un pays membre dispensé de certaines obligations, soit son entrée fera reléguer au second plan la dimension politique de l’intégration régionale au profit des seules considérations économiques et commerciales.
On peut légitimement se réjouir de la perspective d’une hausse considérable des investissements, du commerce et de l’engagement économique du Maroc dans les pays d’Afrique de l’Ouest à la suite d’une adhésion à la Cedeao. Mais le Maroc n’a pas eu besoin d’être membre de l’organisation pour établir une présence économique impressionnante dans des secteurs clés des économies de la région en deux décennies.... suite de l'article sur Jeune Afrique