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Pour une Francophonie de l’action

Publié le vendredi 21 septembre 2018  |  Financial Afrik
8èmes
© Présidence de CI par DR
8èmes Jeux de la Francophonie : arrivée à Abidjan du Président de Madagascar, S.E.M. Hery Rajoanarimampianina et de la Secrétaire Générale de l`OIF, Mme Michaëlle Jean
Jeudi 20 juillet 2017. Abidjan. Le Président de Madagascar, S.E.M. Hery Rajoanarimampianina et de la Secrétaire Générale de l`OIF, Mme Michaëlle Jean sont arrivés pour les 8 èmes Jeux de la Francophonie
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À l’approche du XVIIe Sommet de la Francophonie organisé à Erevan en octobre prochain, Kako Nubukpo et Caroline Roussy dressent un panorama de la situation actuelle de la francophonie – et de son institution, l’OIF – et, en réponse aux questionnements qui en découlent, avancent différentes propositions en vue de (re)dynamiser, réorienter et renforcer la francophonie et appellent à un retour et une réaffirmation de la dimension originelle de la francophonie, la culture.



Replis identitaires, relents xénophobes, attaques racistes, les promesses d’hier d’un monde meilleur se fracassent sur la pierre angulaire des nationalismes : Brexit, America first, fermeture des frontières. Ces réactions de peur, chiffon rouge volontiers agité par les nationalistes, sont susceptibles de gangrener la coopération internationale et le multilatéralisme.

Dans ce contexte anémié, la francophonie peut et doit être une chance. Celle-ci réunit 84 États et gouvernements sur cinq continents qui ont la langue française en partage et des valeurs en commun consacrées dans la déclaration de Bamako (novembre 2000).

Elle doit, au nom de la fraternité, s’imposer comme un modèle de diversité culturelle (réussie), devenir un espace économique dynamique où l’on fait des affaires, une communauté de destins dans le respect des différences. La francophonie doit également devenir une ambition partagée.

D’où la nécessité de transcender la francophonie institutionnelle, de donner le goût de l’avenir francophone aux jeunesses des différents pays, en valorisant de manière non exclusive une construction par le bas et en développant une vision censée redonner du sens à l’action.

Issu d’un processus de maturation initié après la Seconde Guerre mondiale, le projet de fonder une institution francophone fut porté par les présidents Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger), Habib Bourguiba (Tunisie) et par le prince Norodom Sihanouk (Cambodge). Sans encore énoncer le projet de formalisation d’une institution, le président Léopold Sédar Senghor avait, dès 1962, écrit dans la revue Esprit : « La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre, cette symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire[1]. » Une ambition, un programme.



Le 20 mars 1970, la convention portant création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) était signée par les représentants de 21 États et gouvernements réunis à Niamey (Niger). Les missions concernaient alors la promotion de la langue française et la diffusion de la culture de ses membres, dans un esprit de partage et de fraternité. Depuis, le projet francophone n’a cessé d’évoluer. En 1997, un volet politique était adopté par les chefs d’État et de gouvernement réunis à Hanoï, visant à étendre le spectre de son action. Après quelque cinquante années d’existence, l’institution peine cependant à convaincre, essuyant au mieux ignorance, voire indifférence, au pire critiques acides régulières. Pourtant, l’idée cardinale de créer des passerelles entre différents peuples à partir de la langue française continue de faire sens. À l’approche du sommet d’Erevan en Arménie, prévu les 11 et 12 octobre 2018, et alors que deux candidates sont en lice pour le poste de secrétaire général, un débat sans tabou doit être ouvert. Il s’agit d’analyser les problèmes que soulèvent l’existence et le fonctionnement de la francophonie et de s’y confronter avec pour ambition, à partir de l’existant, de repenser son rôle dans le monde contemporain.

L’objectif de cette note n’est pas d’être exhaustifs sur tous les contours de la francophonie, mais de proposer une refonte du pacte francophone, de repousser les limites de l’imaginaire, de développer une vision programmatique inclusive et d’ouvrir un débat citoyen afin que la francophonie devienne le bien commun des peuples francophones, socle et ciment indispensables de l’institution pour assurer sa pérennité. Suivant cet objectif, nous analyserons les obstacles auxquels est confrontée la francophonie institutionnelle.

Puis nous formulerons des propositions programmatiques sur la langue française, la culture, l’économie et la politique tout en recontextualisant chaque fois les enjeux et les débats. Cette réflexion traite pour l’essentiel des interactions entre la France et les pays africains, inscrites dans une double dynamique d’attraction et de défiance. Cette dynamique interroge la légitimité de l’organisation, souvent considérée comme inféodée à la politique française.




RADIOSCOPIE DES OBSTACLES À LA FRANCOPHONIE : UNE AVENTURE AMBIGUË


Un projet mal identifié, mal aimé ?

Considérée comme un reliquat du passé colonial, un cheval de Troie de la politique française en Afrique ou, au mieux, comme une idée en devenir aux contours flous, la francophonie ne séduit guère. L’institution et ses actions demeurent mal identifiées. Bien qu’en charge de la promotion de la langue française, elle ne parle pas. Pourtant, le nombre de ses pays membres et/ou pays observateurs ne cesse de croître sommet après sommet, témoin d’une attractivité diplomatique réelle et d’une politique d’influence a priori éprouvée dans la gouvernance internationale.

C’est cette dialectique entre approfondissement et élargissement – problématique commune à d’autres unions supranationales – qui, si elle répond à des logiques diplomatiques tactiques, reste peu lisible pour le grand public.

Comment comprendre, par exemple, la présence du Qatar – même au titre d’observateur ? Quelles valeurs sommes-nous susceptibles de partager ? En quoi le Qatar et d’autres pays observateurs sont-ils francophones ? Quelle est la place de la langue française dans leurs pays, notamment dans leurs programmes éducatifs ? Ces questions méritent d’être posées, au risque de creuser un peu plus l’écart entre l’institution, reléguée à «un machin», et des militants qui souhaitent croire en l’éclosion d’un projet inclusif ayant des incidences concrètes sur leur vie quotidienne.

Suivant ce constat, il est peut-être temps de revenir aux fondamentaux et, plus particulièrement, au liant qu’est la langue française – en restant ouvert à de nouveaux membres comme l’Algérie – et d’approfondir les liens entre les peuples afin de faire communauté. Comme le formule Pouria Amirshahi, « l’alliance stratégique resserrée de pays vraiment francophones, à travers des coopérations renforcées, semble indispensable […][2]. » Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à des programmes de sensibilisation à la langue française, son apprentissage demeurant un avantage comparatif dans la construction de parcours de carrière, notamment pour les Chinois. Mais c’est peut-être là une mission qui revient à l’Institut français.



Une attitude ambivalente de la France depuis plusieurs décennies

Le discours du président Emmanuel Macron à l’occasion de la Journée internationale de la francophonie, le 20 mars 2018, marque une rupture paradigmatique et un intérêt renouvelé de la France pour l’Organisation internationale de la francophoie (OIF). Jusqu’à présent, la France a entretenu une relation ambivalente avec l’institution. Paris accueille son siège, la France est un de ses principaux bailleurs de fonds et en sa qualité de membre fait partie du Conseil permanent de la francophonie (CPF), de la Conférence ministérielle de la francophonie (CMF) et participe aux sommets des chefs d’État.

Cependant, en dehors de ses périmètres institutionnalisés, il y a rarement eu prise de parole pour définir la relation de la France avec la francophonie. Ce mutisme a fait naître la suspicion : désintérêt ou politique d’influence masquée ? Cette suspicion et ce malaise sont alimentés par la politique et les réseaux de la Françafrique, ainsi que par les prises de position des présidents de la République française. En 2004, Jacques Chirac avait proposé d’adopter une loi sur les effets positifs de la colonisation[3], tandis que, dans son discours de Dakar, prononcé en 2007 devant un parterre de personnalités de haut rang sidérées, Nicolas Sarkozy affirmait sans ambages que « le drame de l’Afrique, c’est que
l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». Assuré du bien- fondé de son intervention, il poursuivait : «Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire.»

Si l’on excepte les subsides, l’OIF pourrait exister sans la France : son épicentre est désormais quelque part du côté de Kinshasa, compte-tenu du rapport démographique. L’histoire a retenu que le projet de francophonie a été porté par des présidents de pays dits du Sud, qui dans les années 1960 ont mené une action décisive pour structurer et coordonner la mise en place d’une organisation internationale, concrétisée par la signature de la Convention du 20 mars 1970 à Niamey.

Il serait toutefois erroné de croire que la France était opposée à ce projet, comme on peut souvent le lire. Il s’agit là d’un mythe historique que viennent corroborer, à cette époque, la politique d’ouverture de centres culturels français et, avant cela, la création de la Conférence des ministres de l’Éducation des États et gouvernements de la francophonie (Confemen), en 1960. Comme le souligne la politiste Alice Goheneix dans sa thèse de doctorat, « s’il est vrai que la francophonie multilatérale a été initiée par les anciens colonisés, il serait faux de penser que cette coopération linguistique a dû vaincre la résistance française. Au contraire, les institutions francophones [de l’époque] apparaissent en très large adéquation avec la volonté française de faire “rayonner” la langue dans le monde[4]. »

Afin d’en finir avec l’ère du soupçon et dans un souci de transparence, la francophonie doit être une ambition pour la France tout autant que pour l’ensemble de ses États membres. Et la France doit y assumer pleinement son rôle au regard du potentiel productif et créatif de cet espace, en évitant toute attitude arrogante et en respectant le principe d’égalité, de coconstruction des programmes et des projets, apuré de toute idéologie nationalitaire et d’asymétrie dans ses intentions au bénéfice des pays et des peuples francophones. À cet égard, l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) devrait pouvoir assumer pleinement un rôle de contrôle de l’exécutif afin de s’assurer des conditions d’un multilatéralisme juste et équitable.



Le francophone, cet étranger



Semblant reprendre à leur compte le désintérêt des gouvernements successifs, dans leur grande majorité, les Français ignorent jusqu’à l’existence de l’OIF. Dans un article de 2012, la journaliste Anne-Laure Camus titrait : « La francophonie en France, un objet médiatique non identifié[5] ». Elle précisait : « […] l’attachement au projet francophone reste très mesuré dans l’Hexagone[6] ». Ajoutons que c’est presque un euphémisme. Rien, en effet, n’invite les Français à penser qu’ils sont membres à part entière de cet espace. Ainsi, en littérature, les ouvrages sont classés de manière plus ou moins arbitraire comme français ou francophones. Il n’existe pourtant pas de langue francophone, comme le souligne dans un élan de colère l’écrivain Tahar Ben Jelloun : « Les mots se jouent des visas pour entrer dans la littérature. La littérature française est donc celle que construisent tous les auteurs qui s’expriment en français, où que ce soit dans le monde. À cet égard, le qualificatif de“ francophones”, pour désigner les écrivains ressortissants d’autres pays que la France, et les œuvres qu’ils produisent, est non seulement absurde, mais aussi blessant[7]. » Entendons que les Français peinent à se considérer comme un des possibles francophones, renvoyant ces derniers à une catégorie ghetto d’étrangers pratiquant un ersatz de langue française.

Dans une tribune, l’historien et politiste Achille Mbembe et l’écrivain Alain Mabanckou interrogent encore, sous la forme d’une question oratoire, pour mieux dénoncer : « La catégorie de francophone ne s’appliquerait-elle uniquement qu’aux étrangers[8] ? » Cette interrogation, qui traduit un malaise profond, doit faire l’objet d’une réflexion sinon nécessaire, du moins salvatrice afin de faire évoluer les représentations et les catégories de pensée, au bénéfice d’une francophonie réellement inclusive, Français compris.

Ambivalences de la langue française et des médias du Nord
Dans certaines représentations, le français incarne la civilisation des Lumières, des droits de l’homme, les valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité. Dans d’autres, elle représente l’oppression, l’assujettissement et l’acculturation. C’est un paradoxe qui doit être contextualisé.

En revanche, dans le cadre de la francophonie, ces approches antithétiques au service de discours idéologiques doivent être dépassées. Un travail sur la langue française et les mots qui charrient barbarie et ensauvagement doit également être engagé. À titre d’exemple, certains termes comme
« ethnie » ou « tribu » contribuent encore largement à une infériorisation implicite des Noirs, banalisant le racisme. C’est à la seule condition que ce travail soit effectué que l’on pourra tourner « le dos au vieux monde qui faisait rimer francophonie avec colonies[9] ».



La France, au même titre que tous les États membres, doit bénéficier de ces travaux, dans une logique de rupture des rapports de verticalité au nom de l’égalité entre tous les pays membres de l’OIF.
Outre la quasi-absence de l’OIF et de débats sur la francophonie dans les médias du Nord, on observe deux tendances qui contribuent à une lecture manichéenne de l’Afrique : the horror à la Joseph Conrad ou Africa is beautiful. Dans les deux cas, on a deux narrations sans point de rencontre, sinon l’image négative d’un continent décidément à la traîne, incapable de prendre son destin en main, tantôt terre de corruption, de guerre et d’extrémismes, tantôt eldorado, nouveau front pionnier à conquérir. Cette absence radicale de nuances contribue à nouveau à favoriser une invention externalisée de l’Afrique, pour reprendre l’analyse de Valentin-Yves Mudimbé[10], au détriment de la parole des Africains et de la pluralité des Afriques. Le continent réunit pourtant cinquante-quatre États, des histoires, des trajectoires individuelles et collectives, des contextes sociopolitiques et économiques tout autant diversifiés. Ces approches simplificatrices et dualistes ne sont au service ni de la (re)connaissance, ni du débat. Afin de refonder le pacte francophone, et ce, à moins de feindre la cécité et au risque du délitement de l’architecture de l’OIF, les questions difficiles doivent être posées en rompant avec les discours ripolinés seyant aux langages technocratique et diplomatique.

ENJEUX ET VOIES DE SOLUTIONS

Dans un monde globalisé, interdépendant et plein d’incertitudes, il est plus que jamais nécessaire de faire prévaloir des valeurs de solidarité, de faire exister le sentiment d’appartenance à une communauté francophone et de mutualiser les intérêts, mais également les difficultés communes, conditions d’une francophonie renouvelée.

Faire communauté
Notre bien commun : la langue française

On observe un changement paradigmatique dans la promotion de la langue française, d’une attitude défensive à l’assertion « Le français c’est
cool[11] ! » prononcée par la conseillère du président Macron pour la francophonie, Leïla Slimani, qui résonne comme un slogan marketing. Si le niveau de langage peut prêter à sourire, tout autant que l’emploi d’un anglicisme entré dans le langage courant, il traduit une volonté de séduire et de ringardiser la stricte concurrence avec l’anglais. La stratégie discursive n’est plus à la défensive. L’écrivain Alain Mabanckou estime, d’ailleurs, que « repenser la francophonie ce n’est pas seulement “protéger” la langue française qui, du reste, n’est pas du tout menacée comme on a tendance à le proclamer dans un élan d’autoflagellation propre à la France[12] ». Cependant, nous devons également écouter tous les discours et considérer tous les cas. Des étudiants de l’université McGill (Montréal) ont créé une association : l’Organisation de la francophonie à McGill. Dans un réquisitoire en règle publié dans le journal en ligne Le Délit, certains réclament « une défense excessive, sans condition[13] » de la langue française. Par conséquent, au regard des valeurs défendues, nous devons considérer avec sérieux la singularité de chaque cas afin d’y apporter des solutions idoines. Enfin, au regard de ses ambivalences, nous plaidons pour qu’un travail sur la langue française soit effectué et que certains mots/maux soient expurgés[14].
Des efforts doivent être menés pour que le français soit une langue de travail dans les sciences dures comme dans les sciences humaines et sociales, et dans laquelle il est possible de faire des affaires, ce qui suggère le renforcement de politiques économiques concertées et cohérentes. Des efforts doivent également être poursuivis pour que le français demeure une langue diplomatique active aux côtés d’autres langues, car les modèles à prétention universaliste diffèrent d’une langue à l’autre, tout autant que les catégories de pensées et les arts de faire. Et c’est bien la confrontation et le dialogue entre ces diversités qui peuvent se révéler une source d’opportunités nouvelles et de solutions innovantes.
Le français, aux seules conditions de la reconnaissance pleine et entière de la diversité de ses accents et de ses expressions et d’un travail sur les mots participant à la ventilation d’un racisme ordinaire et banalisé, peut se révéler un trait d’union, un pont entre les peuples francophones.

Le français offre en effet un espace de socialisation, de rencontre et de mutualisation (fonction utilitaire économique et sociale sur cinq continents, avec un potentiel de
750 millions de locuteurs à l’horizon 2050, dont 80 % en Afrique). Toutefois, par-delà les chiffres, il convient de considérer la pluralité des situations. Le rapporteur Pouria Amirshahi remarque ainsi : « Si les statistiques de l’Organisation internationale de la francophonie font état de quelque 220 millions de francophones répartis sur les cinq continents en 2010, plus d’un tiers sont des locuteurs partiels ne pouvant faire face en français à l’ensemble des situations de la vie quotidienne[15]. » Le français est également une langue officielle, coofficielle, une seconde langue ou une langue étrangère.



Par conséquent, le Partenariat mondial pour l’éducation (PME), auquel le président Macron a promis en février à Dakar un soutien de 200 millions d’euros, doit avancer en fonction de ces différentes catégories, et des objectifs clairs doivent être définis afin que 750 millions de personnes soient a minima en capacité d’utiliser le français pour des affaires quotidiennes courantes. L’élévation du niveau de maîtrise doit également être prioritaire. Si le français n’est pas dépositaire de la démocratie et/ou de l’esprit critique, il peut en revanche se révéler un outil au service de la démocratie sur le plan national et/ou international.



De la francophonie à la reconnaissance des francophonies plurielles

Le nom « Organisation internationale de la francophonie » suppose d’emblée que cette francophonie est une et indivisible. Cependant, comme l’écrivait en 2003 Stélio Farandjis, ancien secrétaire général du Haut Conseil de la francophonie : « Il faut dire que la francophonie est elle-même un exemple vivant du mariage de l’unité et de la diversité, une véritable “francopolyphonie”, puisque la langue française s’enrichit par les créations multiples de ses copropriétaires ; qu’elle véhicule des univers culturels très divers grâce à la chanson, le théâtre, la poésie, le roman ; qu’elle se marie avec les langues créoles, l’arabe, le berbère, les langues africaines et celles de l’ex-Indochine, à l’école, dans les médias et toute la société[16]. » Au- delà du néologisme de « francopolyphonie », c’est bien la pluralité des francophonies que nous souhaitons valoriser dans le cadre institutionnel existant en promouvant, outre le Prix des Cinq continents et le dictionnaire de la francophonie, une académie de la francophonie, dont le siège serait en Afrique, et la création de palmes académiques. L’idée n’est pas de dupliquer l’Académie française en moins bien ou de proposer une académie au rabais mais d’inventer une instance, peut-être une Académie- Monde, dans le sillage des débats actuels des intellectuels[17] qui saura proposer un projet prestigieux, innovant, créatif. Ce pourrait être un lieu d’expérimentation et de débats sur le musée du futur, sur la littérature, les arts en général. Sur la classification de la littérature, des questions peuvent, par exemple, être soulevées. Depuis 2007 et la publication du manifeste de quarante-quatre écrivains « Pour une “littérature-monde” en français[18] », dont il a été signataire, Alain Mabanckou défend sans discontinuer « un imaginaire-monde en français[19] ».



Au Québec, dans les années 2000, certains écrivains se sont emparés du concept de littérature et d’écritures migrantes. Comme le souligne le politiste Yannick Resch, ce concept
« devient opératoire à condition de penser que cette expérience déborde le cas de l’écrivain immigré pour signifier plus largement ces écritures marquées par la problématique identitaire, le rapport à l’origine, le rapport à l’autre, et qui implique un mouvement, un passage, une position d’“entre- deux” […][20] ». Peut-être existe-t-il des réflexions à mener ensemble enjambant les continents pour mieux embrasser des problématiques communes et faire vivre les francophonies plurielles.



Présence sur cinq continents et diversité culturelle : des inconvénients qui doivent devenir des atouts



La francophonie est un espace résiliaire, marqué par une discontinuité territoriale, sinon sur certains continents, ce qui a priori ne facilite pas la circulation et/ou les échanges. Adopté en 2005 à l’Unesco dans un contexte post-Guerre froide marqué par les attentats du 11 septembre, le concept de « diversité culturelle » est considéré comme un atout. Cependant, il est également un écueil. Nous devons accepter le fait que nous ne nous comprenons pas, nous devons avoir l’humilité d’apprendre sur les sociétés, les us et coutumes, la littérature, les arts, etc. des uns et des autres pour mieux nous comprendre, seuil liminaire de la tolérance. La fameuse phrase de Jean-Jacques Rousseau « Je sens mon cœur et je connais les hommes » rencontre ici ses limites et s’avère non performative.
Afin que ces inconvénients deviennent des atouts, nous souhaitons formuler des propositions concrètes en vue d’amplifier la circulation, les possibilités d’échange et de rencontre entre les peuples mais plus sûrement entre les jeunesses francophones qui, ne connaissant que les planifications et les projets aux horizons lointains, ont besoin de parler du présent, de mesures qui puissent influer à court terme sur leur quotidien.


Création d’un visa francophone[21] pour les chercheurs, les étudiants, les artistes et les hommes/femmes d’affaires

Ce visa est réclamé depuis plusieurs années mais achoppe sur des décisions/restrictions politiques dans un sens Sud/Nord. Cette question a empoisonné les relations diplomatiques bilatérales. En 2003, pour signifier son opposition à la politique française en matière d’immigration, le Premier ministre sénégalais Idrissa Seck renvoyait des Français dans leur pays d’origine. Le multilatéralisme atteint ses limites face aux prérogatives souveraines et régaliennes des États. Dans un contexte de crise migratoire, le sujet est éminemment complexe et nous craignons que l’heure ne soit aux restrictions drastiques. Lors de son discours à Ouagadougou dans un amphithéâtre de l’université Ouaga 1 le 28 novembre 2017, Emmanuel Macron a promis aux étudiants des visas de longue durée et des passeports talents. Nous le prenons au mot. Cette promesse doit être traduite dans les actes. Il ne saurait exister un hiatus entre les déclarations d’intention et les expériences vécues par nos concitoyens francophones[22].

Au-delà de cette attribution de visas par la France qui concerne un cadre bilatéral, l’apposition d’un visa francophone dans l’espace des cinquante- quatre États membres doit être mise à l’étude afin de faciliter la circulation des étudiants, mais également pour créer le sentiment d’appartenance à une communauté ayant des intérêts communs économiques et sociaux en vue de faire exister un espace dynamique[23].


Création d’un Erasmus francophone

La proposition a été avancée par le rapporteur Pouria Amirshahi[24] et nous la reprenons volontiers. Étant donné les difficultés budgétaires que connaît l’OIF, nous pourrions, de concert avec l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) et les grandes écoles qui favorisent déjà les échanges d’étudiants dans l’espace francophone, imaginer la création d’un passeport estampillé du logo de l’OIF avec un socle commun de connaissances en histoire, littérature et économie. Les programmes pourraient être établis inclusivement par des universitaires issus de différents pays de l’espace francophone.

Ce socle commun pourrait être disponible sous la forme de cours en ligne ouverts aux masses (CLOM), sur l’exemple de l’initiative IDNEUF, portail numérique développé par l’AUF qui vise à promouvoir l’usage du numérique dans l’éducation au sein de l’espace francophone. Toutefois, dans certains pays, les étudiants ont diversement accès à Internet, pour des raisons de coût ou parce que la couverture du réseau est insuffisante. Mais d’autres solutions existent.

La plateforme Meeza, par exemple, propose des systèmes de téléchargement sur les téléphones portables ou de diffusion sur des fréquences radio. Les étudiants, souvent très présents sur les réseaux sociaux, qui bénéficieraient de ce passeport, pourraient animer une page afin de partager leurs expériences de la francophonie. Par ces différents moyens, il s’agirait de valoriser l’image de l’OIF tout en créant le sentiment d’appartenance à une communauté.


Promotion de générations de Young Leaders

La formule de promotion de Young Leaders par des fondations et des organisations internationales a déjà largement fait ses preuves. Elle permettrait de sélectionner sur projets des jeunes ayant une ambition à défendre pour la francophonie. Outre le fait qu’elle aiderait à promouvoir des projets de qualité, elle permettrait de disposer d’ambassadeurs engagés à l’égard de l’OIF, mais également de créer des réseaux de leaders sur le long terme au sein desquels des projets communs pourraient émerger.


Réflexion sur la stratégie de communication de l’OIF sur les réseaux sociaux

Vu l’absence de visibilité et de lisibilité de l’action de l’OIF, déjà évoquée, il conviendrait sans aucun doute de repenser la stratégie de communication de l’OIF sur les réseaux sociaux. En effet, en consultant la page Facebook de l’institution, on remarque que le contenu qui y figure, s’il atteste l’activité de l’organisation et de sa secrétaire générale, est technique et peu

accessible au grand public, d’où un nombre de likes et de share extrêmement limité. Or, l’OIF soutient des actions concrètes et a , à nouveau, été partenaire, en 2018, de la Biennale de Dakar, Dak’art. À cette occasion, le prix de l’OIF a été remis à l’artiste plasticienne marocaine Yasmina Alaoui. On aurait aimé lire une biographie de la lauréate et découvrir sur quels critères son travail a retenu l’attention du jury. On aurait également aimé voir des photos, lire des publireportages ou a minima consulter des articles de journalistes partagés sur le réseau social, permettant dans les échanges d’informations entre membres de cette communauté de donner de la visibilité au logo de l’OIF, tout en découvrant le programme de « L’heure rouge », intitulé de l’édition 2018 imaginée par le commissaire d’exposition Simon Njami. Cette proposition pourrait du reste être dupliquée et appliquée à d’autres événements soutenus par l’OIF. L’objectif serait de générer des flux à partir de la page Facebook et d’autres réseaux sociaux, mais également de faire en sorte que les francophones prennent connaissance des actions, et donc des valeurs défendues par la francophonie, en dehors du cadre formel et institutionnel.
Rôle des médias
Il serait souhaitable que d’autres médias de grande audience tel que TV5 Monde s’emparent du sujet de la francophonie afin de faire vivre le débat. On peut certes se féliciter de la diversification de l’offre médiatique observé depuis 2016, dans le sillage de l’éclosion de sites d’information de renom[25]. Cependant, des CLOM et des rencontres-débats entre journalistes, historiens et politistes spécialistes de l’Afrique devraient être organisés pour lutter contre les clichés et le racisme distillés plus particulièrement dans les médias radiotélévisés du Nord à fort audimat.


Donner de la visibilité au drapeau de l’OIF

Afin d’intégrer la francophonie dans le quotidien des peuples, nous recommandons que le drapeau de l’OIF figure aux côtés des drapeaux français et européen sur les photos officielles du président de la République française. Il pourrait en être de même pour les photos des autres chefs d’État membres de l’OIF. Nous proposons également qu’une réflexion soit ouverte pour que les élèves apprennent l’histoire de l’OIF et de la francophonie, au même titre que pour l’ONU, l’Union européenne et l’Union africaine. Ces mesures devraient être adoptées par l’ensemble des pays membres de l’OIF.
L’objectif de l’ensemble de ces mesures est de favoriser l’avènement d’un imaginaire commun, d’éveiller les consciences des plus jeunes, qui sont à la fois français et européens ; sénégalais et africains ; canadiens et
américains ; et également francophones, les différentes identités n’étant pas exclusives les unes des autres. Les identités sont labiles et le répertoire de leur mobilisation peut varier en fonction du contexte d’énonciation. Cette diversité d’appartenance doit permettre aux francophones d’avoir des lectures plurielles et enrichies des mondes dans lesquels ils vivent. Comme le dit si bien Édouard Glissant, ce qu’il faut, « ce sont des identités plurielles.

Les systèmes de pensée ont échoué. Il n’y a plus un centre de la pensée et des périphéries ; chaque périphérie est en soi un centre de pensée. Il faut s’en remettre au travail de l’imaginaire pour habituer les communautés et les peuples à intégrer la part de souffrance qui existe chez l’autre[26]. »



Renouer avec une vision culturelle
Une organisation au service de la créativité

Avant le sommet de Hanoï de 1997, portant création du statut d’institution dirigée par un secrétaire général, l’OIF s’appelait Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Le cœur du projet était la culture, et celle-ci devrait rester le ciment de notre projet francophone. Néanmoins, en dehors des appels d’offres hyperformatés et hypernormés qui peuvent constituer un frein à la créativité, nous plaidons pour la valorisation et la visibilité des talents francophones et/ou souhaitant s’exprimer dans l’espace francophone dans un esprit de francophonie ouverte sur le monde.

L’art contemporain offre par le sensible la possibilité de découvrir des univers artistiques signifiants du contexte dans lequel ils ont été créés tout en transcendant les frontières territoriales, identitaires et langagières. Des œuvres majeures africaines doivent être montrées ou entendues pour souligner la diversité et le dynamisme de ce continent et combattre l’obscurantisme des représentations d’un autre temps. Pour ne citer que quelques exemples, on pense aux films du cinéaste camerounais Jean- Pierre Bekolo.

Dans Les Saignantes, suivant une narration futuriste pour mieux interroger le présent, il portraiture les dérives et les absurdités du pouvoir. Dans son film, il interroge : «Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ?» Son parti pris esthétique est peut-être un début de réponse[27].

Évoquons également la virtuosité coup de poing de la mise en scène du performeur nigérian Jelili Atiku. La performance est un art difficile en ce sens que le spectateur est également acteur. Curieux, intrigué, parfois dubitatif, il fait partie intégrante de la performance, tandis que Jelili Atiku dénonce sans relâche les inégalités et les injustices sociales par des mises en scène chocs au cours desquelles il transfigure son corps. On pense, enfin, au génie du contre-ténor congolais Serge Kakudji, qui dans un décloisonnement radical propose un répertoire mêlant musique baroque, rumba congolaise, rock, jazz et opéra.

EN 2007, il créait le premier opéra en langue swahili « Likembe Opéra ». La liste des artistes que nous souhaiterions présenter ne saurait être exhaustive en si peu de lignes[28] mais elle doit susciter l’appétence en attendant le lancement en 2020 de la saison des cultures africaines en France, en formant le vœu que ce festival soit une réussite et puisse voyager dans plusieurs pays de la zone francophone. Avec le cinquantième anniversaire de l’OIF prévu en 2020, la francophonie aurait toute sa place pour apporter son concours technique. L’élargissement à des artistes d’autres horizons francophones pourraient également être envisagé.


Une mission d’accompagnement au service d’une ambition : restitution et circulation des œuvres d’art



Sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, une mission a été confiée à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy afin qu’ils examinent restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain. Longtemps, le gouvernement français a botté en touche sur ce sujet, au motif que les conditions de conservation ne seraient pas réunies dans les pays africains. C’est donc avec impatience que nous attendons les conclusions de cette mission, qui doivent être rendues en novembre 2018. Suivant les décisions et recommandations adoptées, la francophonie devrait être tenue en capacité d’accompagner les démarches entre la France et les pays requêteurs. Mais rêvons un peu. Rêvons que La Joconde puisse être accueillie dans des musées africains, rêvons que des rétrospectives des œuvres de Picasso – fortement inspiré par les statues et les masques africains – puissent être organisées au musée national du Cameroun, au Musée des civilisations noires de Dakar, à la Fondation Zinsou au Bénin, etc. Rêvons qu’une circulation des œuvres d’art puisse et que, partant, une stratégie commune des musées francophones puisse être déployée. Cette proposition relève-t-elle de l’utopie ? Ce n’est pas certain. Le Musée Mohammed VI de Rabat, qui certes dispose de moyens importants, a proposé en 2017-2018, grâce à un partenariat privilégié avec la Banque d’Espagne (Banco de España), une exposition intitulée « De Goya à nos jours ».
En temps de crise, un des premiers budgets revus à la baisse est celui de la culture, qui pourtant se révèle un levier économique, et fait depuis peu l’objet d’études de la part des économistes. Les projets de musées (comme La route des chefferies au Cameroun), de monuments (tel le mémorial de Gorée au Sénégal), de restauration du patrimoine architectural (comme la revalorisation des immeubles Art déco à Casablanca) sont pourvoyeurs d’emplois. Ils permettent aux habitants des pays concernés de se réapproprier leur histoire et de reprendre confiance en l’avenir. Ils permettent également de stimuler des flux touristiques bénéfiques à l’économie de ces pays.
L’économie est-elle soluble dans la francophonie ?
Le concept de francophonie économique semble a priori oxymorique dans la mesure où la francophonie, longtemps incarnée par des figures tutélaires de la diplomatie et de la politique africaines, à savoir les deux secrétaires généraux emblématiques que furent l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali et le Sénégalais Abdou Diouf, ne donnait pas l’impression de traiter de questions économiques. En outre, lorsque les médias africains et internationaux abordent la francophonie, c’est pour l’essentiel en référence à la promotion de la langue française et au suivi des processus électoraux.

Parler d’économie en francophonie, c’est lever un tabou, presque comme si l’on enfreignait la dernière règle non écrite, celle qui érige la francophonie en sanctuaire des valeurs et des arts, qu’une activité de nature marchande ne saurait profaner. Nous voici confrontés au débat entre Platon et Aristote, le premier voyant dans l’allégorie de la caverne la vérité du monde et le second captant dans l’économie le cœur de la gestion de notre maison commune, Oikos Nomos.
À nous qui sommes contemporains du monétarisme triomphant et du néolibéralisme intégral, il convient d’expliquer que parler d’économie en francophonie, ce n’est pas forcément devenir adepte de la religion de l’argent et du profit sans frontières. Comme l’économiste hongrois Karl Polanyi l’a suggéré, c’est au contraire inscrire l’économie comme une sphère imbriquée (embedded) au sein du reste du social. L’économie en francophonie n’est pas déconnectée du reste de la francophonie, elle en est une substance active, la condition sine qua non de sa pérennisation.
Diverses études ont montré que parler la même langue est un remarquable levier d’échange et, subséquemment, de développement économique. L’effet dit de « création de commerce » est évalué à 24 % au sein de l’espace francophone. En revanche, ne pas parler la même langue a exactement le même effet que si l’on instaurait une taxe de 7 % sur les transactions commerciales, du fait notamment des coûts de transaction induits par l’hétérogénéité des références linguistiques, juridiques et culturelles[29 ].

Mais pourquoi et comment passer du factuel au volontarisme, de simples faits stylisés à la construction consciente d’avantages comparatifs au sein de l’espace francophone ? C’est l’enjeu du programme d’action de la Francophonie économique et numérique, dont l’objectif serait de faire de l’espace francophone un espace d’échange, de prospérité et de solidarité partagés, comme le préconisent les orientations de la stratégie numérique pour la francophonie, adoptée en 2012 à Kinshasa, et celles de la stratégie économique pour la francophonie, adoptée en 2014 à Dakar, lors des sommets de la francophonie réunissant les chefs d’État et de gouvernement.

Dans un monde qui se recroqueville, la francophonie doit donner des gages d’ouverture. À l’heure où les inégalités s’accroissent et où l’insécurité s’affirme objectivement comme une tendance lourde, la recherche de solutions permettant d’assurer la stabilité du monde et, plus particulièrement, de l’espace francophone devient un impératif, sinon une urgence absolue. La recherche de cette stabilité ne doit pas porter sur la préservation des acquis d’une élite manducatrice et rentière, les happy few, mais concerner des centaines de millions de jeunes et de femmes qui, au quotidien, se battent pour survivre dans un contexte de violence économique, sociale et politique décuplée. Pour ces jeunes, hommes et femmes, l’entrepreneuriat n’est pas une lubie, c’est parfois le seul moyen de survie individuelle et familiale, le seul moyen pour rester dignes dans des sociétés qui ont pris pour habitude de culpabiliser les plus vulnérables au lieu de les protéger.

Considérant cette situation et l’émergence timide de classes moyennes (notamment en Afrique), l’entrepreneuriat doit être au cœur du projet de la francophonie économique en adéquation avec ses valeurs cardinales que sont la démocratie, la paix, la justice sociale et l’équité économique, pour un monde solidaire. Les différentes « couleurs » de l’économie devront permettre d’esquisser les tableaux de la francophonie des solutions, ancrée dans l’action et portée par le numérique, l’égalité des genres et la jeunesse.

L’économie verte permet de mettre en exergue les adaptations, les changements de pratiques et de comportements qu’il est impératif d’opérer dans nos modes de vie quotidiens pour préserver les écosystèmes naturels. L’économie bleue souligne l’importance de l’économie maritime à l’heure où 60 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres d’un rivage. L’économie transparente illustre la porosité de tous les systèmes économiques au numérique, donnant ainsi la mesure de la révolution que ce dernier provoque au sein de l’économie mondiale. L’économie mauve nous plonge au cœur de la culture, levier majeur du développement, comme en témoigne la force d’attractivité des industries culturelles et créatives.

Créé en juin 2017 sous l’égide de l’Université de Montréal et de l’AUF, l’Observatoire de la francophonie économique (OFE) doit prendre toute sa place dans l’étude de cette économie « arc-en-ciel » qui illustre les dynamiques économiques francophones.
Dans la conception actuelle de la francophonie économique, deux niveaux d’échelle sont privilégiés : le niveau macroéconomique (diplomatie) et le niveau microéconomique (développement d’incubateurs, de start-up). Si des jalons ont été posés, un espace entre ces deux niveaux d’échelle, celui de l’intermédiation (mésoéconomique), reste vacant et, par conséquent, à investir. D’où la pertinence du développement d’une vision adossée à une prospective Francophonie 2030. Cette vision économique défend une intégration harmonieuse des opérateurs économiques francophones au sein des filières locales et/ou des chaînes de valeur globales.

Soumis à la dictature de l’urgence, il n’est pas toujours aisé de prendre du recul, de démêler l’écheveau des tendances lourdes, des germes de changement, des facteurs de rupture. Or, leur identification paraît indispensable si l’on veut mettre l’intelligence collective au service des populations de l’espace francophone, au-delà des faits colorés et divers que Gaston Bachelard qualifiait d’« obstacles épistémologiques ».
Suivant la méthodologie de l’analyse prospective, une francophonie économiquement efficiente devrait être capable de valoriser des facteurs endogènes de réussite tels que la créativité[30], mais également d’analyser les facteurs d’incertitude relatifs à la trajectoire future de l’Afrique francophone, par exemple : 1. Il faut s’interroger sur la place des puissances émergentes, notamment asiatiques, dans les relations que l’Afrique entretiendra dans le futur avec le reste du monde. En particulier, ces pays seront-ils à l’origine de partenariats innovants « gagnant- gagnant » ou seront-ils au contraire des agents d’une recolonisation de l’Afrique ?

Il convient de considérer le rôle croissant des inégalités entre pays et à l’intérieur de chacun d’entre eux susceptibles d’ébranler définitivement la faible cohésion sociale des États en Afrique. En effet, les travaux de l’Institut de recherche pour le développement (IRD-DIAL) montrent que le degré d’inégalité entre pays africains est aussi élevé qu’en Asie, continent qui détient le record du monde en la matière[31]. Il en est de même des inégalités entre pays, pour lesquelles l’Afrique a rattrapé l’Amérique latine, connue pour la coexistence entre grandes et riches propriétés terriennes (latifundia) et pauvreté et très grande précarité de millions de paysans sans terre.
Dans un contexte marqué par le terrorisme, les mesures sécuritaires influent sur les performances économiques du continent, notamment s’agissant de l’affectation des ressources rares : aide publique au développement, ressources fiscales nationales. En effet, les budgets engagés pour l’achat d’armes constituent mécaniquement des crédits en moins pour la construction de dispensaires de santé ou de salles de classe.

Le changement climatique, enfin, affecte la résilience économique des populations et favorise des migrations dans les conditions tragiques que nous connaissons, parce que ces femmes et ces hommes, souvent très jeunes, ne considèrent plus d’autre option pour assumer le minimum vital : se nourrir et survivre.

Concernant son influence immédiate, la francophonie économique devrait avoir à cœur la promotion de la diplomatie économique, domaine dans lequel elle a une expertise avérée, par exemple dans les négociations sur le dossier du coton au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Depuis la cinquième conférence ministérielle de cette institution, qui s’est tenue à Cancún en septembre 2003, l’OIF n’a eu de cesse de mobiliser les différents acteurs des filières cotonnières africaines afin qu’ils puissent défendre collectivement leurs intérêts, et en particulier qu’ils puissent obtenir l’abrogation des subventions à l’exportation versées par les États- Unis à leurs ressortissants cotonculteurs[32].

De même, l’OIF a promu une coopération d’envergure entre la Côte d’Ivoire et le Vietnam en servant de facilitatrice, avec pour objectifs la hausse de la production et la transformation de la noix de cajou. Cette initiative s’inscrit dans le cadre de la stratégie économique pour la francophonie adoptée lors du sommet des chefs d’État et de gouvernement de Dakar en novembre 2014. Les deux principaux axes de cette stratégie sont l’atteinte des Objectifs de développement durable à l’horizon 2030 et, d’autre part, la nécessité de faire de la francophonie un espace d’échange et de prospérité partagée.

L’enjeu majeur de la francophonie économique devrait être la construction d’un paradigme francophone de l’économie fondé sur les valeurs et l’éthique portées par les autres dimensions de la francophonie (langue française, diversité linguistique et culturelle, tolérance, vivre-ensemble, égalité homme/femme). Il s’agit moins de s’inscrire dans la perpétuation d’un libre-échangisme sans règles[33] que de construire les ressorts d’un juste échange porteur d’inclusion sociale, de respect des écosystèmes naturels et de promotion de la dignité humaine. Par exemple, le Forum francophone des affaires (FFA) et son observatoire ainsi que les différents

réseaux professionnels de la francophonie regroupés au sein du Réseau des associations professionnelles francophones (réunissant experts- comptables, pharmaciens, architectes, chambres de commerce, etc.) devraient pouvoir s’engager en faveur de la promotion de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) au sein de l’espace francophone.
L’intégration du numérique s’avère enfin indispensable, conformément aux orientations de la stratégie numérique de la francophonie, adoptée en octobre 2012 à Kinshasa par les chefs d’État et de gouvernement membres de l’OIF. Un des principes phares, la promotion de la diversité dans une société de l’information mondialisée, est au cœur de cette stratégie numérique, dans un contexte où certaines multinationales orchestrent une normalisation arbitraire, réduisant de facto l’espace de choix des citoyens. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont, chacun dans leur secteur, en situation de monopole, bridant la diversité et la gratuité d’accès à plusieurs services du Net, tandis que la question de la protection des données personnelles reste problématique, malgré de récentes mesures pour y remédier.

Face à ce constat, trois axes pourraient être approfondis afin de permettre l’émergence d’une francophonie numérique réellement inclusive :

Défense de la souveraineté numérique des États membres de l’OIF, avec par exemple la pleine propriété des noms de domaine (ml pour le Mali, tg pour le Togo, etc.) ;
Promotion des biens communs numériques, notamment les ressources éducatives libres (les CLOM ou les bibliothèques numériques) ;

Développement de l’entrepreneuriat et de l’innovation numériques par et pour la jeunesse francophone via, par exemple, les concours de création de solutions numériques dans tous les domaines de la vie quotidienne (santé, éducation, agriculture, sécurité, etc.).

Notre conviction profonde est qu’il est important pour l’ensemble de la francophonie institutionnelle d’accompagner la transformation structurelle des économies de l’espace francophone, de développer des initiatives innovantes, comme la mise en place d’un fonds d’investissement francophone qui pourrait faciliter le financement des innovations des entrepreneurs francophones, de permettre le passage à l’échelle de ces innovations afin qu’elles puissent atteindre une taille et une utilisation suffisamment importantes pour influer véritablement sur les sociétés dans leur fonctionnement quotidien, de donner aux femmes et aux jeunes les moyens d’une autonomisation progressive, et d’encourager l’appropriation des dispositifs économiques et commerciaux par les acteurs locaux, afin de créer les conditions de leur insertion harmonieuse dans le tissu économique national, sous-régional et international.

Suivant ces différentes analyses, il conviendrait de :
passer d’une coopération intergouvernementale classique à une coopération multiacteur (entreprises, collectivités locales, société civile, etc.) respectant le principe d’égalité en gommant les asymétries plus ou moins visibles qui empêchent les États plus faibles d’endosser pleinement leur rôle et de faire entendre leurs idées ainsi que leurs voies de solutions ;

promouvoir une vision fondée sur l’étude prospective des transitions en cours (démographique, écologique, démocratique, fiscale, etc.) ;
défendre une culture de l’évaluation et de la gestion axée sur les résultats dans un contexte de raréfaction des ressources, en plébiscitant par exemple le contrôle citoyen de l’action publique sur des sujets tels que la promotion de la transparence et de la redevabilité ;
construire une vision partagée de l’avenir au sein de chaque pays membre de l’OIF et pour l’ensemble de la francophonie, afin de sortir de la logique actuelle de superposition, voire de la concurrence des discours faisant fi de l’impératif de cohérence des politiques publiques (sur les plans microéconomique, mésoéconomique et macroéconomique).
La francophonie économique et numérique a deux principaux défis à relever dans les années à venir :
les pays membres doivent considérer ou mieux intégrer dans leurs processus de développement la richesse, la diversité et les possibilités dont regorgent les « couleurs » de l’économie dans un arc-en-ciel de possibilités (économies verte, bleue, mauve, transparente, etc.)[34] ;
la transformation structurelle, entendue comme une réorientation de l’activité économique des secteurs à faible productivité vers ceux où elle est plus forte, doit permettre la création d’un capital-investissement. Le nouvel enjeu mobilisateur pour l’ensemble des pays francophones, dans la perspective d’une recherche collective de croissance forte, durable, inclusive et partagée, est de s’appuyer sur le concept d’économie arc-en- ciel, dont les différents secteurs d’activité sont par ailleurs couverts par l’OIF. Cette dernière dispose d’expertises techniques et humaines permettant de répondre aux besoins pressants des populations et de domaines de coopération entre les pays francophones. Au-delà du fait coloré, qui simplifie la compréhension pour les néophytes, cette économie arc-en-ciel doit devenir le fil conducteur pour davantage de cohérence, d’intégration, d’effet d’entraînement et d’impact au service du développement de tous les pays. Parmi ces fils conducteurs, il y a la transformation structurelle, la création de richesses, la création d’emplois, notamment pour les jeunes et les femmes, l’entrepreneuriat, l’innovation, l’économie sociale et solidaire, ainsi que la dimension culturelle indispensable à tout développement durable, humain et solidaire.

L’OIF regroupe des pays développés, des pays en développement et des pays moins avancés qui s’engagent déjà à des degrés différents, compte tenu de leurs moyens respectifs, dans des projets de transformation louables. Pour accompagner et faciliter ces transformations, il s’avère essentiel de faciliter, d’encourager les échanges d’expériences et de bonnes pratiques, de susciter et d’accompagner la consolidation des alliances régionales et interrégionales, toujours sur une base gagnant- gagnant. La prospective qui permet de faire ce lien ne doit pas seulement être un exercice de réflexion abstrait mais plutôt une anticipation sur ce que devrait être le monde de demain, incluant la dimension numérique et tous les autres défis présents et à venir.



La francophonie politique : un multilatéralisme dynamique éprouvé, rénové ?


Éléments de réflexion pour une réforme institutionnelle

Dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, Alain Mabanckou rappelait : « […] le grand reproche qu’on adresse à la francophonie “institutionnelle” est qu’elle n’a jamais pointé du doigt en Afrique les régimes autocratiques, les élections truquées, le manque de liberté d’expression, tout cela orchestré par des monarques qui s’expriment et assujettissent leurs populations en français[35] ».

En réponse, dans un discours aux accents lyriques, éludant précautionneusement la question du soutien aux dictatures, le président français a déclaré : « […] on a torturé en français, on a fait des choses merveilleuses en français et on continue à faire des choses merveilleuses et terribles en français. Il y a toujours des tyrans qui pratiquent la tyrannie en français et aimer le français n’est pas leur donner quitus […][36]. » Cette assertion frise la tautologie. Elle est transposable à toutes les langues et ne saurait dédouaner la francophonie institutionnelle qui, pour rappel, est dépositaire des déclarations de Bamako et Saint- Boniface, adoptées lors des sommets des chefs d’État respectivement en 2000 et 2006, affirmant leur attachement à la démocratie et au respect de l’égalité. Ne pas donner quitus aux chefs d’État despotiques, aux élections truquées, au musellement des médias, c’est dénoncer ces pratiques au regard des règles énoncées et adoptées en commun. C’est là une des missions que la francophonie institutionnelle s’est assignées. Si elle veut asseoir sa crédibilité sur ces questions, ses discours et ses actes doivent être en convergence avec les textes déclaratifs. Aujourd’hui cependant, elle est confrontée à un sérieux écueil : le secrétaire général est nommé à discrétion par les chefs d’État et doit leur rendre des comptes en vue d’une élection et/ou d’un renouvellement de mandat. L’intergouvernementalité francophone privilégie certes la voie de la médiation en cas de crise entre États ou interne aux États, mais elle ne doit pas craindre de rappeler ses valeurs constitutives ni de condamner un État en cas d’infraction caractérisée à ses principes.
Un ancien haut conseiller du président Abdou Diouf rapporte que, lors de son arrivée à la tête du secrétariat général, en 2003, la stratégie retenue fut de capitaliser sur son image d’ancien président du Sénégal ayant quitté le pouvoir après une des premières alternances démocratiques en Afrique, et ayant favorisé le multipartisme et la liberté de la presse au cours de ses mandats présidentiels. Affublé du qualificatif éminemment respectueux de « Vieux », Abdou Diouf a pu, durant l’exercice de ses fonctions à la tête de l’OIF, capitaliser sur cette image d’émissaire écouté et respecté. Partant, il s’avère assez difficile pour son successeur de se prévaloir de la même expérience et, in fine, de la même légitimité. Afin de pallier cette difficulté, notamment dans le cadre de la gestion de crises et/ou dans le cas
d’infractions avérées aux principes défendus par l’organisation, nous proposons la création d’un conseil composé de cinq sherpas, soit un par zone géographique (dont les nominations, suivant un principe rotatif, renouvelable tous les deux ans). Ce conseil aurait la responsabilité d’aider à l’orientation des déclarations et à la condamnation, voire à l’exclusion d’États membres ou de pays observateurs en infraction avec les déclarations de Bamako et Saint-Boniface. L’objectif de cette mesure serait de revaloriser la parole et la fonction du secrétaire général, d’appuyer et de permettre l’application ferme de ses décisions.
Nous préconisons également, afin de mettre un terme aux négociations de couloir et à l’opacité des nominations, que les candidats au poste de secrétaire général soient auditionnés, comme il est d’usage dans le cadre des Nations unies, et qu’un débat projet contre projet ait lieu, condition d’une élection démocratique. Il semble en effet difficile de défendre la démocratie dans l’espace francophone si le principe n’est pas appliqué à l’institution et à son mode de fonctionnement. De plus, des critiques s’élèvent concernant la répartition tacite des postes et le fait que la direction des affaires politiques reviendrait naturellement à la France. Il serait utile de clarifier les modalités d’accès à ce poste hautement sensible dans la mesure où il dépend de l’effectivité du renseignement.
Plaidoyer pour que l’OIF s’affirme comme arène de débats démocratiques
Défendant des valeurs de démocratie et de respect des droits humains, la francophonie doit être en capacité de s’impliquer sur des problématiques sociopolitiques internationales comme la crise migratoire. Elle doit être une enceinte de débats et un interlocuteur des institutions internationales et, en l’espèce, de l’Union européenne et de l’Union africaine. Les États francophones européens doivent assumer leur part de responsabilité face au nombre de migrants qui périssent en mer. Ce sont des enfants, des femmes, des hommes. Ils ont un visage qui nous rend comptables et responsables de leur situation. Les États francophones d’Afrique sont également coresponsables de ce désastre, car les départs par milliers de femmes et d’hommes qui font le choix douloureux et sacrificiel de la migration désavouent publiquement leurs politiques. Les chefs
d’État africains ne peuvent rester camper dans une attitude mutique et doivent s’emparer du problème. La francophonie, dans un esprit de multilatéralisme, doit devenir une enceinte de débats et de réflexions d’où émergeront des solutions communes et négociées, considérant la singularité des contextes socioculturels et/ou socioéconomiques et le fait qu’il n’y a pas une, mais des solutions à inventer.
D’autres sujets sensibles, permettant de sortir d’un cadre de négociations bilatéral épuisé, devraient pouvoir être abordés, comme la question du franc CFA et de la politique monétaire au sein de la zone franc. La jeunesse francophone s’est emparée du sujet avec une intensité sans précédent, mais ce dernier reste paradoxalement nié par la francophonie institutionnelle, exception faite de timides questionnements lors de la session

parlementaire annuelle réunie à Luxembourg en juillet 2017 (dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de la francophonie). Cela est d’autant plus surprenant que la monnaie fait partie de l’économie, même si elle ne se réduit pas aux phénomènes économiques. Elle est à considérer comme un fait social total, selon la formule de Marcel Mauss.


Revaloriser l’action de la direction politique

La légitimité du volet politique de l’OIF, en particulier celle des missions de la Direction des affaires politiques et de la gouvernance démocratique (DAPG) – l’alerte précoce et la prévention des conflits, le suivi des processus électoraux – est souvent remise en question au nom d’un retour aux missions initiales, soit la langue et la culture. Dans un souci de développement démocratique par le bas, l’accent doit en effet être mis sur l’éducation. Si, sur certains sujets comme l’alerte précoce et la prévention des conflits, la DAPG n’a pas d’avantage comparatif, son expertise, son analyse de l’évolution des situations politiques et géopolitiques, son soutien à des programmes locaux et nationaux demeurent néanmoins indispensables.



Les auteurs

Kako Nubukpo est Professeur Titulaire des
Facultés de Sciences Économiques, Ancien Directeur de la Francophonie Économique et Numérique.
-Caroline Roussy est Docteure en Histoire de l’Afrique.
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