Par Yann Gwet
Yann Gwet est un essayiste camerounais. Diplômé de Sciences Po Paris, il vit et travaille au Cameroun.
«Sans forcément avoir tous les éléments techniques en main, un nombre croissant de citoyens africains sont conscients qu’il leur sera impossible de décider réellement de leur destin sans une souveraineté monétaire effective », écrivent Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla dans leur dernier ouvrage, «L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du Franc CFA». Analyse.
En réalité, « l’arme invisible » l’est de moins en moins. Comme le reconnaissent les auteurs en introduction, « ces dernières années, de plus en plus de voix s’élèvent dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les milieux intellectuels ou artistiques, qui demandent la « fin du CFA ».
La mobilisation anti-franc CFA est en effet un des développements les plus positifs en Afrique ces dernières années. Mais il y a tout lieu de penser qu’elle est loin de son niveau optimal. L’ignorance domine encore. En effet, « depuis la période coloniale, tout a été fait afin que les utilisateurs du franc CFA en sachent le moins possible sur le dispositif qui se cache derrière ces trois lettres énigmatiques ». Dès lors, l’objectif de la journaliste et de l’économiste est d’abord de faire œuvre de vulgarisation. Pari réussi.
Dans les deux premiers chapitres, dans un style épuré et une langue accessible, ils relatent l’histoire de cette monnaie souillée de sang dès ses débuts. « Afin de briser les résistances locales et de faire accepter leurs monnaies, les colonisateurs utilisèrent tous les moyens de pression à leur disposition et n’hésitèrent pas à recourir alternativement au droit colonial et à la violence », écrivent-ils, avant de détailler les principes de fonctionnement du système CFA.
Le principe du tristement célèbre « compte d’opérations », dans lequel la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) et la Banque centrale du Congo (BCC) doivent déposer la part obligatoire de leurs réserves de changes (50 %), contrepartie de la garantie de convertibilité », irrite toujours autant. « Garantie » dont le président malien Modibo Keita estimait, à juste titre, dans un discours du 30 juin 1962, qu’elle était « illusoire, plus psychologique que réelle », et que la « France ne garantit le franc CFA que parce qu’elle sait que cette garantie ne jouera pas effectivement ». Pourtant, il n’empêche qu’encore aujourd’hui « la BEAC doit communiquer au Trésor de manière quotidienne le solde en euros de ses avoirs extérieurs à J-3. Elle doit exécuter, au besoin, des virements sur son compte d’opérations afin de respecter la quotité obligatoire de 50 %».
Résistance fragilisée et glissement idéologique
À ce stade, la question se pose de la résistance historique à ce scandale monétaire, et les moyens de la libération. Le livre y répond dans sa seconde partie. Les auteurs ne le voulaient probablement pas ainsi, mais le chapitre « Résistance et représailles », qui ouvre cette seconde partie, suscite de la tristesse. Dès le début des années 1960 et jusqu’au milieu des années 70, la résistance au franc CFA a été incroyablement vigoureuse. Guinée, Mali, Burkina Faso, Niger, République centrafricaine, Congo, Tchad, Togo, Mauritanie, Madagascar, etc. Tous ces pays se rebiffent.
La révolte, brillante dans son expression, est portée par des chefs d’État dont certains n’étaient pas exempts de tout reproche, mais qui tous ou presque avaient une certaine idée de leurs pays. Alors certes, à l’exception de la Mauritanie et de Madagascar, ils ont échoué, certains payant le prix de leur vie. Mais le contraste entre l’activisme institutionnel passé et l’apathie présente choque. Aujourd’hui, le moindre mot d’un ministre contre le franc CFA conduit à son licenciement. Terrible régression.
Les auteurs n’abordent pas la question, pourtant importante, des ressorts du tassement de la mobilisation anti-franc CFA après les années 70. Dans un premier temps, la répression française contre nos leaders, et leur remplacement par des dirigeants dociles, a fragilisé la résistance. Par la suite, à partir des années 90, un glissement idéologique subtil mais dévastateur s’est opéré : le mantra de la souveraineté (dignité), qui imprégnait la pensée des dirigeants post-indépendance, a été remplacé par celui de la « démocratie ». Tout d’un coup, la seule chose qui comptait en Afrique était les élections.... suite de l'article sur Jeune Afrique