Il y a soixante ans, la plupart des ex-colonies françaises d’Afrique subsahariennes accédaient à la souveraineté. Entre le 1er janvier et le 31 décembre 1960, 17 pays dont 14 sous administration française acquirent leur indépendance. Retour sur les conditions et les circonstances de ces émancipations groupées que les populations africaines appelaient de tous leurs vœux.
Dominées, esclavagisées, colonisées pendant près de trois cents ans par l’Europe, les populations africaines ont pris leur destin en main au XXe siècle, avec les 55 pays que compte le continent accédant à l’indépendance politique au fil des années. Or, si les indépendances africaines s’échelonnent sur sept décennies, dans l’inconscient collectif c’est l’année 1960, au cours de laquelle on a vu 17 pays d’Afrique subsaharienne se libérer, qui symbolise le tournant de la sortie du continent de la tutelle européenne. Au point que, dans la mythologie historiographique africaine, 1960 est désignée comme l’« année magique », l’« année du chiffre des choses », selon l’expression du poète et l’homme politique Léopold Sédar Senghor.
Sur les 17 pays africains qui sont devenus indépendants en 1960, 14 étaient issus de l’ancien empire colonial français : Cameroun, Togo, Madagascar, Bénin, Niger, Haute-Volta (Burkina Faso), Côte d’Ivoire, Tchad, Centrafrique, Congo, Gabon, Sénégal, Mali et Mauritanie. Les trois autres pays qui accèdent à l’indépendance au cours de cette même année sont : le Nigeria, la Somalie et la RD Congo, respectivement ex-colonies britannique, italienne et belge. La contagion émancipatrice de 1960 ne manquera pas de s’étendre à l’ensemble du continent au fil des années qui suivent, faisant exploser les derniers bastions du colonialisme et de domination européenne avant le tournant du millénaire. Le Zimbabwe en 1980 et la Namibie en 1990 furent les tous derniers pays africains à s’émanciper de la domination européenne.
Cet enchaînement des événements fait dire aux historiens qu’il y a désormais un avant et après 1960. En effet, quand débute l’année 1960, l’Afrique sub-saharienne était encore pour l’essentiel composée de colonies et de protectorats administrés par les grandes puissances européennes. La vague d’indépendances qui a déferlé sur le continent au cours de cette « année-charnière » a changé l’équilibre géopolitique du continent et par ricochet celui des Nations unies où l’arrivée en masse des nouveaux États indépendants d’Afrique fit entrer l’organisation multilatérale résolument dans l’ère post-coloniale.
Un nouveau rapport de force dans le monde
Hormis le Liberia, fondé au XIXe siècle par les esclaves américains rapatriés en Afrique et libre depuis 1847, et l’Éthiopie qui n’a jamais été colonisée sauf la parenthèse de l’occupation italienne entre 1935 et 1941, la marche vers l’indépendance du continent africain a commencé en 1922 avec l’Égypte. Elle s’est accélérée dans les années 1950 avec l’émancipation de la Libye en 1951, du Soudan, du Maroc et de la Tunisie en 1956 et du Gold Coast, sous le nom africanisé de Ghana en 1957. C’est ce dernier qui a ouvert le bal des indépendances dans l’Afrique sub-saharienne. Au grand dam d’ailleurs du gouvernement français de l’époque.
Les chroniqueurs rapportent qu’à Accra, lors de la cérémonie de la passation de pouvoirs entre l’ancienne puissance coloniale et le nouvel État indépendant, la France était représentée par son Garde des Sceaux, un certain François Mitterrand. Ce dernier « ne pouvait supporter le fait que le Ghana proclame son indépendance » et « incriminait la Grande-Bretagne qui l’aurait favorisé uniquement pour susciter des problèmes dans l’empire de son rival français », écrit Catherine Coquery-Vidrovitch dans sa préface à un ouvrage consacré au cinquantenaire des indépendances (1).
Or pour les historiens, l’accélération de la décolonisation à laquelle on assiste en Afrique dans les années 1950-1960 s’explique moins par un sentiment de rivalité quelconque entre puissances coloniales que par la montée d’une nouvelle classe politique africaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une élite particulièrement sensible aux mutations en cours de l’environnement international. Cette nouvelle élite politique était composée, de plus en plus, d’intellectuels et de militants, formés pour ce que concerne les colonies françaises, par le syndicalisme ou par les universités parisiennes. Attentifs à l’évolution générale du monde, ceux-ci comprenaient que les événements tels que l’indépendance de l’Inde en 1947, la victoire de Mao Tsé-Toung en Chine, la défaite subie par l’armée française à Dien-Bien Phu en Indochine, ou encore le succès moral de l’Égypte à Suez avaient instauré un nouveau rapport de force entre colonisateurs et colonisés, dominateurs et dominés.
Rien n’illustre mieux ce nouveau rapport de force que la tenue en 1955 de la Conférence afro-asiatique de Bandoeng (Indonésie), du 18 au 25 avril, sous l’égide de l’Indien Nehru, l’Indonésien Sukarno et l’Égyptien Nasser. Cette rencontre inédite des anciens colonisés réunissait des délégations venues de 29 pays d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient.
L’Afrique avait envoyé six délégations à Bandoeng, alors que l’Asie, très largement engagée sur la voie de la décolonisation, fournissait le plus gros des participants. Ces délégations avaient toutes en commun d’appartenir au monde anciennement dominé par les Empires européens, qui faisaient ainsi irruption sur le devant de la scène et accédaient à la visibilité. C’était le baptême du feu de ce que le démographe français Alfred Sauvy a désigné sous le terme du « tiers monde». Pour Senghor, envoyé officiel français et futur président du Sénégal, cette conférence était comme «un coup de tonnerre». Un coup de tonnerre qui n’allait pas tarder à retentir dans les cieux de l’Afrique.
De Gaulle et la décolonisation française
À l’origine de ces nouveaux rapports de force entre les métropoles et les anciens pays colonisés, la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci fut sur le continent africain également le point de départ de la décolonisation. L’accession à l’indépendance de 17 pays d’Afrique sub-saharienne au cours de l’année 1960 était en partie, rappellent les historiens, le résultat du processus entamé une quinzaine d’années plus tôt dans le tumulte de la guerre, avec l’entrée en scène des tirailleurs sénégalais et autres goumiers marocains.
La contribution en hommes demandée aux colonies par leurs puissances tutélaires, arguant qu’il s’agissait de lutter contre le racisme, avait subtilement changé la donne dans les rapports colonisés/colonisateurs. Elle avait accéléré la prise de conscience par les Africains, partis faire la guerre en Europe, des injustices dont ils étaient victimes chez eux. Une prise de conscience à laquelle avait donné voix à l’époque un député noir à l’Assemblée nationale française en des termes mémorables : « En vous aidant à vous dégager des bottes hitlériennes, nous avons mordu au pain de la liberté et ne croyez surtout pas que vous pourrez nous en ôter le goût».
Du côté des dirigeants français, personne n’avait mieux compris les enjeux de l’appel fait aux colonisés pour venir en aide à la mère-patrie que le général de Gaulle. Comme l’a écrit le journaliste Claude Wauthier, « l’homme du 18 juin » n’oubliera jamais que sans le ralliement des territoires de l’Afrique équatoriale française (AEF) à la cause de la France libre dès les premiers jours de l’été 1940, il « n’aurait sans doute pas pu jouer pleinement le rôle historique qui fut le sien ».
Brazzaville était devenue la capitale de la France libre. Conscient du rôle que les forces de l’empire colonial avaient joué dans la libération nationale, de Gaulle prit l’initiative d’organiser dès 1944 la conférence de Brazzaville, une rencontre fondatrice où il laissait entendre qu’il était temps pour la France, de s’engager « sur la route des temps nouveaux ». Cette rencontre où les représentants de l’Afrique n’avaient toujours pas voix au chapitre et où il n’était pas encore question d’indépendance, est considérée comme un tournant dans la politique coloniale de la France en Afrique car les débats qu’elle accueillit jetèrent les fondements des réformes que Paris s’apprêtait à engager pour consolider les liens entre la métropole française et ses possessions africaines.
De l’Union française à la Communauté
Deux ans plus tard, l’empire colonial français fut remplacé par une Union française, approuvée par un référendum le 27 octobre 1946. La nouvelle entité gomma les aspects les plus humiliantes de la colonisation tels que le code de l’indigénat, désigné aussi sous le nom de « travail forcé » et fit voter des lois transformant les « sujets » de l’Empire en citoyens à part entière.
La Constitution prévoyait également une représentation pour les Africains dans les institutions, notamment dans les deux chambres du Parlement. Mais le nombre des élus africains restait trop limité, sans commune mesure avec l’importance de la population noire. Les pères fondateurs de la IVe République avaient craint, semble-t-il, comme l’ont écrit les chroniqueurs de l’époque cités par Claude Wauthier (2) que si une totale égalité de représentation était admise, le Code civil ne soit voté « par une majorité de polygames » et le Code pénal « par des fils des anthropophages » !
Il va falloir attendre le retour aux affaires du général de Gaulle en 1958 pour que les Africains se voient proposer dans le cadre de la Constitution de la Ve République, une Communauté franco-africaine, qui proposait une alliance plus ambitieuse d’États autonomes, avec la possibilité de transfert de compétences communes entre la métropole et les pays membres ainsi que le maintien dans la Communauté des États indépendants.
Le projet fut voté en 1958 par 11 des 12 anciennes colonies africaines de la France sauf la Guinée de Sékou Touré. Or la Communauté n’aura qu’une existence éphémère suite à la proclamation de leur indépendance par la plupart des États membres africains au cours de l’année 1960, vidant ainsi l’entité de sa substance.
Selon nombre d’observateurs avisés, ce sont les guerres coloniales successives menées par la France en Indochine, en Algérie, mais aussi au Cameroun où l’armée française était engagée depuis 1956 à réprimer une agitation d’inspiration populaire et marxiste, qui ont eu raison du rêve métropolitain d’une fédération franco-africaine. Pour l’historien africain Joseph Ki-Zerbo, c’est « l’ambiguïté de desseins » qui a marqué toute la politique coloniale française à cause de « la double exigence du moment, qui consistait à maintenir le pouvoir colonial tout en ménageant des ouvertures vers le progrès », qui est la principale cause de la faillite de la Communauté gaullienne.