Héritier d’une triple culture - juif, tunisien et français -, l’écrivain et chercheur Albert Memmi, décédé le 22 mai à l’âge de 99 ans à Paris, aura tenté toute sa vie de construire des ponts entre Orient et Occident et entre juifs et arabes.
Il avait vu le jour en 1920 dans la Tunisie coloniale.Son talent avait été reconnu très tôt par Albert Camus et Jean-Paul Sartre qui avaient préfacé ses premiers ouvrages."La Statue de sel" (roman, 1953) d’abord où il s’émerveillait tout en souffrant d’avoir plusieurs identités, à l’image de son personnage principal, Alexandre Mordekhaï Benillouche.
Le "Portrait du colonisé", précédé du "portrait du colonisateur" ensuite, essai publié en 1957, où il exprimait l’interdépendance existant entre le colonisateur et le colonisé. Un livre, dont la prix Nobel Nadine Gordimer avait préfacé la traduction anglaise et dont Léopold Sedar Senghor se disait "enthousiasmé"."Un document auquel les historiens de la colonisation auront à se référer", prédisait le premier président sénégalais.
Albert Memmi était né à Tunis, deuxième enfant d’une fratrie de treize, dans une famille juive arabophone très modeste. Il fréquente tout jeune l’école rabbinique puis l’école primaire de l’Alliance israélite où il apprend le français. Elève brillant, il reçoit alors une bourse qui lui permet d’intégrer le lycée français de Tunis.
Pendant la deuxième guerre mondiale, juste après le débarquement allié en Algérie en 1943, les Allemands envahissent la Tunisie et il est envoyé dans un camp de travail forcé. A la fin des hostilités, il part pour Alger étudier la philosophie, études qu’il poursuivra à la Sorbonne à Paris.
Il se marie avec une Française et s’installe avec elle à Tunis où il anime un laboratoire de psycho-sociologie, enseigne la philosophie et dirige les pages culturelles de l’hebdomadaire L’Action (le futur Jeune Afrique).
Mais après l’indépendance de la Tunisie en 1956, et bien qu’il ait soutenu le mouvement d’émancipation de son pays, Memmi n’arrive plus à trouver sa place dans ce nouvel Etat devenu musulman.
Il part alors à Paris où il devient professeur de psychiatrie sociale à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et attaché de recherches au CNRS.
- Exclusion et engagement -
Là, écartelé entre ses différentes cultures, il ne trouvera pas non plus totalement sa place, lui, l’enfant pauvre, le Maghrébin méprisé.
Il décrit cet "entre-deux" douloureux dans un passage de "La statue de sel" alors qu’il passe l’agrégation de philo, son ventre crie famine et qu’il se sent mal à l’aise, démuni, exclu, parmi tous ces fils de bourgeois nantis qui devisent sur un ton pédant de questions abstraites... Il comprend alors qu’il sera "chez eux" mais jamais "un des leurs".
Il jouit d’une reconnaissance internationale quand il publie son essai "Portrait du colonisé" en 1957, au lendemain de l’indépendance de la Tunisie.
Mais la France est alors en pleine guerre d’Algérie et il rencontre de graves difficultés avec le gouvernement qui lui reproche son engagement auprès des "colonisés" et lui refuse la naturalisation française.
Il ne pourra l’obtenir qu’en 1973 grâce à l’aide d’Edgar Pisani, lui aussi né à Tunis.
Chez l’éditeur Maspéro, il dirige la collection "Domaine maghrébin".Memmi publiera aussi à partir de 1965 une "Anthologie des littératures maghrébines".
Au début des années 1970, il réfléchit sur ses origines juives et fonde alors le concept de "judéité" comme base de son travail d’exploration, un concept qui sera ensuite utilisé par de nombreux intellectuels.
Il fonde aussi le concept d’"hétérophobie" qu’il développe ainsi dans son livre "Le racisme" comme "le refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence". Il publie aussi de très nombreux essais: "Portrait d’un Juif", "La libération du Juif", "L’homme dominé", "Juifs et arabes", "La dépendance".
Plus récemment, Albert Memmi n’avait pas partagé l’enthousiasme de beaucoup de ses contemporains sur l’émergence des "printemps arabes" en 2011.
"Si les arabo-musulmans ne veulent pas la laïcité, et le problème n’est jamais abordé, ce ne sera pas sérieux (...) et si on ne s’attaque pas à la corruption, ce sera du bavardage", disait-il dans une interview à la télévision, se moquant de "l’espèce de délire qui s’est emparé des intellectuels et des journalistes".