Il y a deux jours dans les colonnes de CommodAfrica, nous évoquions la situation de la filière lait en Afrique de l'Ouest et le défi que représentait son développement alors que les importations de poudre de lait n'étaient taxées qu'à 5%.
Au cours du même webinar (lire Comment développer une filière lait en Afrique de l'Ouest avec des importations de poudre taxées à 5%) organisé fin mai par Vétérinaires sans frontières en partenariat avec Oxfam, SOS Faim et le Comité français pour la solidarité internationale, le revers de la médaille, à savoir la situation en Europe, a été évoquée, permettant aux ONG militantes tant africaines qu'européennes de tirer la sonnette d'alarme : suite au Covid-19, le marché ouest-africain va être inondé de lait très bon marché importé d'Europe.
L'Europe regorge de lait
Dans l'Union européenne, depuis la fin de la Politique agricole commune (PAC) et les quotas laitiers européens le 1er avril 2015, chaque année la production de lait augmente de 1% à 2%. Mais depuis le début de l'année, la production est en plus forte hausse encore notamment durant les mois de mars et avril car la météo a été très favorable, a expliqué Erwin Shorkes, président du European Milk Board (EMB).
Face à cela, au sein de l'UE, en raison du confinement quasi généralisé en raison du coronavirus, si la consommation a domicile a explosé, elle n'aurait pas réussi à compenser l'arrêt de la consommation dans les restaurants, les écoles et autres lieux publics. A ceci s'est ajouté l'arrêt des exportations vers la Chine mais aussi l'Afrique.
Conséquence : l'Europe se retrouve avec des stocks particulièrement importants de lait, notamment en poudre, mais aussi de fromages et de beurre. De ce fait, les prix du lait ont chuté, à environ 28 centimes le litre alors que les coûts de production sont de 45 cents. La Commission européenne a volé au secours de la filière en subventionnant le stockage privé.
"Le 22 avril, l’UE a décidé d’activer une mesure d’aide au stockage privé pour le lait écrémé en poudre pour aider la filière agricole à faire face au recul brutal ou aux changements de la consommation dans l’UE et les pays partenaires, en conséquence de l’épidémie mondiale de COVID-19 et du confinement des populations.
Grace à cette mesure, les opérateurs pourront, sur demande, recevoir une aide pour couvrir leurs frais de stockage pour une durée de stockage entre 90 et 180 jours, depuis le lendemain du dépôt de la demande jusqu’au jour précédant la sortie du stockage", avait alors précisé les autorités françaises.
Une mesure contre laquelle s'insurgent des ONG impliquées, tant en Europe qu'en Afrique. Début mai, 13 organisations de producteurs laitiers ont épandu en Europe de la poudre de lait dans les champs, en signe de protestation contre ces mesures prises par l’UE.
"On a ouvert le stockage privé c'est-à-dire que chacun peut acheter de la poudre de lait et l'UE donne une aide au stockage qui couvre une grande partie des frais de stockage. Le problème c'est que les multinationales et autres grosses entreprises peuvent acheter de la poudre de lait à un prix très bas, vont avoir leurs frais de stockage couverts en grande partie par l'Europe et vont pouvoir revendre la poudre de lait avec des bénéfices. C'est l'ouverture à la spéculation sur le lait", constate amèrement Erwin Shorkes.
Le dumping du lait européen en Afrique va s'amplifier
Cette poudre de lait va revenir en grandes quantités sur le marché africain. Et le producteur militant belge d'en appeler -comme depuis dix ans- au développement d'une filière lait équitable et locale, à l'instar de FaireBel en Belgique, FaireFrance en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Suisse ainsi qu'au Burkina Faso avec FaireFaso. Un réseau similaire au Mali et au Sénégal se développe.
En parallèle, la campagne « Mon lait est local » a été lancée, il y a deux ans, le 1er juin (Journée mondiale du lait) 2018 dans six pays africains (Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal, Mauritanie et Tchad). "La campagne a fédéré plus de 15 organisations régionales d'agriculteurs et d'éleveurs, plus de 55 organisations nationales, une organisation faîtière de producteurs laitiers européens (European Milk Board) et 6 ONG internationales" sans oublier sa "coalition sœur" "N'exportons pas nos problèmes", a expliqué Hindatou Amadou, coordinatrice de la plateforme et porte-parole de l'Association pour la promotion de l'élevage au sahel et en Savanne (Apess).
"Toutes ces coalitions sont actives depuis 2 ans et elles mènent des plaidoyers pour un changement de politique commerciale et fiscale régionale ainsi qu'un changement des habitudes alimentaires des consommateurs ouest-africains, et, enfin, un changement des pratiques des multinationales au niveau de la région en terme de collecte de lait et de la transformation", a-t-elle précisé lors du webinar.
"Aujourd'hui, la crise du Covid-19 nous interpelle car dans nos pays nous voyons un bouleversement de la structure de la filière en ce sens qu'avec les mesures prises par les Etats pour diminuer la contamination au niveau de la pandémie, nous assistons à une difficulté d'acheminement des produits vers les centres urbains. On a des producteurs en milieu rural qui ne parviennent pas à acheminer leur production en milieu urbain, ce qui a engendré beaucoup de pertes financières pour nos producteurs".
"Avec la décision de l'Europe de subventionner le stockage de la surproduction laitière, on s'attend à ce que ces volumes soient déstockés vers l'Afrique. Ceci viendra exacerber la concurrence qui existe déjà avec la poudre de lait importée d'Europe, notamment la poudre de lait écrémé et rengraissé avec des huiles végétales, notamment l'huile de palme. Cette poudre de lait est moins chère et concurrence énormément la filière laitière. Avec le déstockage en vue , la poudre coutera encore moins chère et créera un problème pour la filière."
"On veut sensibiliser nos décideurs politiques au niveau régional pour que des mesures soient prises pour protéger cette filière mais nous interpelons aussi l'Europe pour qu'elle sache quel est l'impact de cette politique sur la filière du lait local en Afrique. On demande d'éviter le dumping. Il ne faut pas que l'Europe reprenne d'une main ce qu'elle donne de l'autre", déclare la militante.