Dans un contexte marqué par la tragédie humaine et la récession économique dues à la pandémie de COVID-19, la récente augmentation de l'appétit pour le risque sur les marchés financiers a attiré l'attention des analystes. Après avoir fortement chuté en février et mars, les marchés des actions se sont redressés et se sont rapprochés, dans certains cas, de leurs niveaux de janvier, tandis que les écarts de crédit se sont considérablement réduits, même pour des investissements plus risqués. Ainsi, un décalage semble se créer entre les marchés financiers et les perspectives économiques. Les investisseurs semblent parier sur le fait qu'un soutien solide et durable des banques centrales permettra une reprise rapide, même si les données économiques révèlent un ralentissement plus profond que prévu, comme le montre la mise à jour des Perspectives de l'économie mondiale de juin 2020.
Une épreuve de tir à la corde
Dans la dernière mise à jour du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, nous analysons l’épreuve de tir à la corde entre l'économie réelle et les marchés financiers ainsi que les risques qu’elle présente. En raison des énormes incertitudes qui pèsent sur les perspectives économiques et de la grande sensibilité des investisseurs à l'actualité de la COVID-19, des facteurs de vulnérabilité financière préexistants sont mis en évidence par la pandémie. Les niveaux d'endettement augmentent et de possibles pertes de crédit dues à des situations d'insolvabilité pourraient mettre à l'épreuve la résilience des banques dans certains pays. Certains pays émergents ou préémergents font face à des risques de refinancement, et les pays les moins bien notés ne retrouvent que lentement accès aux marchés.
Les principales banques centrales dans le monde ont contribué à l'assouplissement considérable des conditions financières en procédant à des baisses de taux d'intérêt et à une expansion des bilans de plus de 6 000 milliards de dollars, y compris au moyen d'achats d'actifs, de lignes de crédit réciproque en devises et de mécanismes de crédit ou de liquidité. Ces interventions rapides et sans précédent ont rétabli la confiance et stimulé la prise de risque des investisseurs, y compris dans les pays émergents, où il a été procédé à des achats d'actifs pour la première fois. Les prix des actifs à risque se sont redressés depuis la chute précipitée du début de l'année, tandis que les taux d'intérêt de référence ont baissé. À la suite de l'assouplissement des conditions financières mondiales, un appétit pour le risque s'est également fait sentir dans les pays émergents.
Les retraits globaux d’investissements de portefeuille se sont stabilisés et certains pays ont à nouveau enregistré des entrées modestes. Sur les marchés du crédit, les écarts de taux des entreprises de catégorie investissement dans les pays avancés sont actuellement plutôt limités, ce qui tranche avec les fortes augmentations observées lors des grands chocs économiques précédents. Les écarts se sont également réduits de manière sensible dans les pays émergents et, dans une moindre mesure, dans les pays préémergents. En définitive, les risques pour la stabilité financière à court terme ont peu varié depuis la dernière édition du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, car les mesures rapides et audacieuses prises par les dirigeants ont contribué à atténuer les répercussions de la pandémie sur les perspectives économiques mondiales.
Un décalage s’opère
Le décalage entre les marchés financiers et l'économie réelle peut être illustré par la récente dissociation entre l'envolée des marchés boursiers aux États-Unis et la chute de la confiance des consommateurs (deux indicateurs qui suivaient la même tendance jusque-là) : on peut donc se demander si le redressement actuel serait durable sans l'impulsion donnée par les banques centrales.
Cette divergence laisse entrevoir la possibilité d'une nouvelle correction des prix des actifs à risque si l'attitude des investisseurs devait changer, ce qui menacerait la reprise. Des marchés boursiers baissiers se sont redressés par le passé lors de périodes de fortes tensions économiques, mais ils se sont ensuite rapidement inversés.
Quelles en sont les causes ?
Un certain nombre de facteurs pourraient entraîner une baisse des prix des actifs à risque. La récession pourrait être plus profonde et plus longue que les investisseurs ne le prévoient actuellement. Une deuxième vague d'infections pourrait se produire, ce qui donnerait lieu à de nouvelles mesures d'endiguement. Des tensions géopolitiques ou une généralisation des tensions sociales en réaction à la hausse des inégalités dans le monde pourrait causer une inversion de la confiance des investisseurs. Enfin, les attentes quant à l’ampleur du soutien des banques centrales pourraient s’avérer trop optimistes, ce qui amènerait les investisseurs à réévaluer leur appétit pour le risque et à en revoir le prix.
Cette réévaluation, surtout si elle est amplifiée par des facteurs de vulnérabilité financière, pourrait entraîner un resserrement brutal des conditions financières, ce qui limiterait le flux de crédit vers l'économie. Les tensions financières pourraient aggraver une récession économique déjà sans précédent et rendre la reprise encore plus difficile.
Facteurs de vulnérabilité préexistants
Les facteurs de vulnérabilité financière préexistants sont mis à jour par la pandémie. Premièrement, dans les pays avancés comme dans les pays émergents, la dette des entreprises et des ménages pourrait devenir insoutenable en cas de grave contraction économique. L'endettement global des entreprises augmente depuis plusieurs années et se situe à présent à des niveaux records par rapport au PIB. L'endettement des ménages a également augmenté dans de nombreux pays, dont certains connaissent actuellement un ralentissement économique extrêmement marqué. La détérioration des paramètres économiques fondamentaux a déjà conduit à une révision à la baisse des cotations des entreprise et le risque d’une incidence plus large sur la solvabilité des entreprises et des ménages se fait sentir.
Deuxièmement, la concrétisation d'événements de crédit mettra à l'épreuve la résilience du secteur bancaire, car elle permettra d'évaluer dans quelle mesure le soutien des pouvoirs publics aux ménages et aux entreprises favorise le remboursement des prêts obtenus. Certaines banques ont commencé à se préparer à cette situation et la perspective d'une tension accrue sur leur rentabilité se traduit par une baisse des cours de leurs actions.
Troisièmement, les entreprises financières non bancaires pourraient également être touchées. Ces entités jouent désormais un rôle plus important qu'auparavant dans le système financier. Toutefois, comme leur volonté de continuer de fournir du crédit en période de grave récession n'est pas prouvée, elles pourraient en fin de compte amplifier les tensions. Une forte correction des prix des actifs, par exemple, pourrait entraîner de vastes retraits des fonds de placement (comme on l'a vu au début de l'année), ce qui pourrait déclencher des bradages d'actifs.
Quatrièmement, si les conditions se sont généralement assouplies, des risques subsistent pour certains pays émergents ou préémergents dont les besoins de refinancement sont plus urgents. Le refinancement de leurs dettes sera plus coûteux si les conditions financières se durcissent soudainement. Certains de ces pays ont également de faibles niveaux de réserves, ce qui rend plus difficile la gestion des retraits d'investissements de portefeuille. L’abaissement des notes de crédit pourrait aggraver cette dynamique.
Attention aux compromis
Les pays doivent trouver le bon équilibre entre des priorités concurrentes dans leur riposte à la pandémie : ils doivent tenir compte des compromis et des conséquences liés aux mesures prises pour continuer de soutenir l'économie tout en préservant la stabilité financière.
Le recours sans précédent à des outils non conventionnels a sans aucun doute amorti le coup porté par la pandémie à l'économie mondiale et réduit la menace immédiate qui pèse sur le système financier mondial, objectif visé par les mesures prises. Cependant, les dirigeants doivent se montrer attentifs à d’éventuelles conséquences imprévues, notamment une accumulation constante de vulnérabilités sur fond de conditions financières souples. L'attente d'un soutien continu de la part des banques centrales pourrait transformer des évaluations d'actifs déjà tendues en vulnérabilités, en particulier dans un contexte où les systèmes financiers et les secteurs des entreprises épuisent leurs réserves pendant la pandémie. Une fois la reprise amorcée, les dirigeants devront s’attaquer en urgence aux facteurs de vulnérabilité susceptibles d’engendrer des problèmes à l’avenir et de compromettre la croissance à terme.
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Tobias Adrian est conseiller financier et directeur du département des marchés monétaires et de capitaux du FMI. À ce titre, il dirige les travaux du FMI sur la surveillance du secteur financier, les politiques monétaires et macroprudentielles, la réglementation financière, la gestion de la dette et les marchés de capitaux. De plus, il supervise les activités de renforcement des capacités dans les pays membres du FMI. Avant d’entrer au FMI, M. Adrian était premier vice-président de la Banque fédérale de réserve de New York et directeur adjoint du Research and Statistics Group. Adrian a enseigné à l’université de Princeton et à l’université de New York et est l’auteur de nombreuses publications dans des revues économiques et financières, dont American Economic Review, Journal of Finance, Journal of Financial Economics et Review of Financial Studies. Il est titulaire d’un doctorat du Massachusetts Institute of Technology, d’une maîtrise de la London School of Economics, d’un diplôme de l’université Goethe de Francfort et d’une maîtrise de l’université Paris-Dauphine. Il a obtenu son diplôme de fin d’études secondaires en littérature et mathématiques à la Humboldtschule de Bad Homburg.
Fabio M. Natalucci est l’un des directeurs adjoints du département des marchés monétaires et de capitaux. Il est chargé du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, qui présente l’évaluation par le FMI des risques pesant sur la stabilité du système financier mondial. Avant de rejoindre le FMI, M. Natalucci occupait le poste de directeur associé principal à la division des affaires monétaires du Conseil des gouverneurs du Système fédéral de réserve des États-Unis. D’octobre 2016 à juin 2017, il a rempli les fonctions de secrétaire adjoint chargé de la stabilité et de la réglementation financières internationales au département du Trésor des États-Unis. Il a obtenu son doctorat en économie à l’université de New York.