Dans ses Mémoires, qui paraissent le 3 novembre aux éditions du Rocher, le fondateur de «Jeune Afrique» nous fait revivre des épisodes centraux de l’histoire africaine et explique les positions qu’il a prises et a fait prendre à Jeune Afrique. Un livre empreint d’une forte charge émotionnelle pour la journaliste et historienne franco-tunisienne Sophie Bessis.
Cet homme avait le journalisme dans la peau. Dans les Mémoires que Béchir Ben Yahmed nous a heureusement laissés en héritage, chaque chapitre est ciselé comme un article, concis et allant à l’essentiel, et pratiquement chacun d’eux peut se lire indépendamment de celui qui le précède ou le suit. Cependant, ces 500 pages ont la cohérence d’une vie passée au service de quelques causes et d’un journal, sa création, son enfant, qu’il a mené dans toutes les aventures de son époque et sauvé plus d’une fois des dangers qui le menaçaient.
BBY, comme tout le monde l’appelait au journal, et son itinéraire sont un cas unique dans l’histoire de l’Afrique au XXe siècle. Voilà en effet un personnage, car il en était un, qui a pensé très tôt, très jeune, l’Afrique comme un tout et n’a cessé de vouloir jeter des ponts entre le nord et le sud du Sahara, que tant de commentateurs présentent comme une frontière infranchissable entre deux mondes que rien ne réunit.
Double combat
Lui, ce Tunisien issu d’une région et d’une culture où les populations noires souffrent toujours d’un racisme aux racines profondes, a cru en un continent dont il voulait contribuer à réunir les parties pour mener le double combat de la libération et du développement. Il a donné à cette conviction un outil résolument panafricain, l’hebdomadaire Jeune Afrique.
Cette passion pour son continent, et c’est par une déclaration d’amour que se termine cet ouvrage souvent empreint d’une forte charge émotionnelle que ne laissait guère paraître son auteur, il la doit peut-être au lieu de sa naissance. L’île de Djerba, où il a vu le jour en 1928, est à la fois berbère et arabe, musulmane et juive, méditerranéenne et africaine, et Béchir Ben Yahmed a grandi au sein de cette pluralité où, si les relations entre populations de couleurs ou de confessions différentes n’étaient pas toujours idylliques, elles reflétaient un certain art de vivre ensemble que l’enfant devenu adulte a essayé sa vie durant de mettre concrètement en pratique.
Djerba est une île désertique, splendide et pauvre, où l’agriculture incertaine ne nourrit guère ses habitants, qui excellent en revanche dans le commerce et ont essaimé dans tout le pays, et même à l’étranger, pour tenir des boutiques où l’on trouve de tout à l’heure que l’on veut. En arabe dialectal tunisien, djerbien et épicier sont quasiment synonymes, et le destin de tout Djerbien digne de ce nom est de faire de l’épicerie son métier. Gamin, Ben Yahmed en était convaincu et c’est probablement de cette origine que lui est venu un sens des affaires qui ne s’est jamais démenti.
Mais, pour lui, le destin en a décidé autrement, et, l’aisance financière de sa famille aidant, il a fait de belles études en France, la métropole d’alors, études commerciales quand même puisqu’il est diplômé de HEC.
Pages savoureuses
Au début des années 1950, la lutte tunisienne de libération nationale entre dans sa phase finale et la capitale française voit aller et venir plusieurs de ses hauts responsables. Ben Yahmed avait déjà côtoyé au collège Sadiki quelques figures de ce combat. À Paris, il se met d’emblée au service de ses chefs. Et voilà ce jeune homme à peine entré en politique propulsé au sommet, devenant le chauffeur attitré et, par voie de conséquence, le confident de Bourguiba, qui le traite rapidement comme son fils. Cette période nous vaut quelques-unes des pages les plus savoureuses des Mémoires, dans lesquels pullulent les anecdotes sur les dessous des négociations franco-tunisiennes d’autonomie puis d’indépendance et des portraits de leurs protagonistes qui sont autant de morceaux d’anthologie.
Tout laissait à penser que ce débutant talentueux ferait de la politique son métier. D’autant que Bourguiba en fait son plus jeune ministre dans le premier gouvernement de la Tunisie indépendante et que Ben Yahmed voue une admiration sans bornes au «Combattant suprême», devenu pour le meilleur un chef d’État moderniste et visionnaire. Et pour le pire ? BBY est resté d’une certaine manière toute sa vie un «bourguibiste» déclaré. J’ai eu maintes fois l’occasion de le vérifier lors de nos longs échanges sur l’histoire contemporaine de la Tunisie. Mais il a rapidement compris la dimension autocratique de son mentor, qui se mue vite en président autoritaire, ne supportant ni critique ni contestation.
Et puis, tout en aimant son pays et en aspirant à le servir, BBY voit plus loin. C’est le journalisme qui l’attire – une manière, en somme, de faire de la politique autrement. Jeune Afrique est créé en 1961, mais c’est dès 1955 qu’il s’est lancé dans l’aventure, avec L’Action d’abord, puis Afrique Action. Après quelques années romaines, l’hebdomadaire s’installe à Paris en 1964. Il devient dès lors le journal de référence de toute l’Afrique francophone, adulé, craint, décrié – souvent à tort et parfois à raison –, passionnément commenté par ses partisans comme par ses ennemis. Le «Ce que je crois» de son directeur, c’est ainsi que s’appelle l’éditorial, est attendu dans les capitales comme l’oracle de la semaine. JA est partout, suscite de folles admirations et des haines tenaces, mais tient debout.
Mêlée au récit pudique des moments importants de sa vie personnelle, comme sa rencontre avec Danielle, qui deviendra sa femme, c’est cette saga que nous conte Ben Yahmed, ses moments de gloire et ses moments les plus difficiles, ceux où Jeune Afrique était au bord du gouffre.
Farhat Hached, Lumumba, Che Guevara
Au fil des pages, surtout, il explique le pourquoi des positions qu’il a prises et a fait prendre à son journal, et livre le récit de ses rencontres avec des personnages célèbres, de Che Guevara à Hô Chi Minh et tant d’autres. Il n’a pleuré qu’à la mort de trois d’entre eux : Farhat Hached, le leader syndicaliste tunisien assassiné en 1952 par l’équivalent de l’OAS en Tunisie, Patrice Lumumba, liquidé lui aussi par les services occidentaux et leurs supplétifs congolais, et Che Guevara, le révolutionnaire professionnel dont les services américains ont fini par avoir la tête. Trois hommes massacrés par des pouvoirs qu’ils mettaient danger, trois héros aux yeux du directeur de Jeune Afrique, qui ne cesse tout au long de son livre de se présenter comme un homme de gauche.
On peut trouver cela étrange de la part d’un patron intransigeant et parfois brutal, ce qu’il reconnaissait d’ailleurs volontiers, et d’un libéral en matière économique. Mais on peut le comprendre en se souvenant que la génération à laquelle il appartient a adhéré avec enthousiasme à la lutte anticoloniale, a vibré à l’anti-impérialisme, et a voulu œuvrer à rendre au tiers-monde sa dignité volée. Cela suffit, aux yeux de BBY, pour continuer à se dire de gauche, malgré tout.
Au-delà du plaidoyer pro domo, somme toute normal quand on entreprend de raconter sa vie et ses œuvres, sa plume nous fait revivre des épisodes centraux de l’histoire africaine depuis les années 1950. Selon ses affinités politiques, le lecteur sera d’accord ou pas avec les analyses contenues dans l’ouvrage. Elles m’ont en tout cas rappelé quelques-unes des controverses que j’ai pu avoir avec leur auteur. Sur le président tunisien Ben Ali, entre autres, pour lequel BBY a une indulgence que j’ai toujours trouvée incompréhensible et qui lui a fait mal comprendre les ressorts profonds de l’insurrection de 2011. Sur l’Algérie aussi, dont il n’est pas parvenu à mesurer l’étendue du désastre où l’ont mené ses dirigeants. Nous en avions parlé, mais je n’avais pas réussi à le faire changer d’avis.... suite de l'article sur Jeune Afrique