Par Achille Mbembe, Historien et politologue camerounais.
Chargé par Emmanuel Macron de mener une série de dialogues à travers le continent et d’élaborer des propositions en vue du sommet Afrique-France de Montpellier du 8 octobre, l’historien camerounais analyse le chemin parcouru. Et règle quelques comptes au passage.
Le Nouveau sommet Afrique-France a finalement eu lieu. Beaucoup d’entre nous y avons pris part. Plusieurs milliers d’autres ont été impliqués, à un moment ou à un autre, dans le processus qui y a mené. Dans l’histoire des relations entre l’Afrique et la France, aucun autre sommet n’aura privilégié une démarche aussi participative et sollicité un nombre aussi remarquable de voix et de regards. Aucun, sans doute, n’aura suscité autant d’engouement ou de passions, aussi bien en Afrique que dans le reste du monde. La raison en est simple. Quelque chose est bel et bien en train de bouger. Une bonne partie de l’histoire des relations entre l’Afrique, la France et le monde reste à écrire et aveugles sont ceux et celles qui, rivés à leurs préjugés, ne s’en aperçoivent point.
Obsession malsaine
Les griefs portés contre la France et ses actions en Afrique sont connus depuis fort longtemps. Il n’y a, sur ce plan, aucun mystère. Très peu de connaissances neuves ayant été engrangées au cours des dernières décennies, le militantisme anti-français aussi bien continental qu’hexagonal repose sur un stock de savoirs périmés, alors même que la réalité sur le terrain n’a eu cesse de se métamorphoser.
À titre d’exemple, les plus grands partenaires commerciaux de la France en Afrique subsaharienne ne sont pas des États francophones, mais l’Afrique du Sud, l’Angola et le Nigeria. Alors qu’en Afrique francophone la France continue de faire l’objet d’une obsession parfois malsaine, l’intérêt pour l’Afrique dans les grands milieux français ne cesse de diminuer, lorsqu’il ne se mue pas en une indifférence pure et simple.
La pauvreté du débat intellectuel sur les relations entre la France et l’Afrique n’est pas seulement criante dans les milieux militants. Elle caractérise aussi les contributions de nombre de commentateurs, voire de maints universitaires plus à l’aise lorsqu’il s’agit de répéter de recycler de vieux schémas de pensée que lorsqu’il faut entreprendre des enquêtes rigoureuses et documentées. D’où des affirmations péremptoires mais surannées, et le recours à l’imprécation et à l’anathème là ou l’on aurait plutôt besoin d’analyses pointues.
J’avais mis en place un comité composé de figures internationales indépendantes, dont la réputation ne souffrait d’aucune contestation. Ensemble, nous voulions que les débats débouchent surtout sur des propositions. Dans l’atonie générale et le cynisme ambiant, c’est en effet ce qui manque le plus. Les réflexions collectives menées au cours de ces débats ont servi de point de départ au rapport que j’ai rédigé et qui a été formellement remis au président Emmanuel Macron à l’Elysée. Mais cette réflexion collective a aussi été à la base de treize propositions dont certaines feront bientôt l’objet d’une mies en œuvre.
Brisés par le poids de l’histoire
À Montpellier, Emmanuel Macron a pu débattre de tous les sujets qui fâchent avec onze jeunes « pépites» que l’on avait sélectionnées. Pour la toute première fois dans l’histoire des relations entre l’Afrique et la France, des questions telles que le Franc CFA, les bases militaires, les interventions armées, les effets nocifs du colonialisme ont été abordées publiquement, dans une enceinte officielle, du point de vue de nombreux Africains et pas derrière des barricades ou d’autres tiers-lieux. Si, lors de cette joute, une place de choix semble avoir été accordée au passé, il ne s’agissait cependant pas d’une catharsis. L’abcès devait être crevé afin que l’on puisse passer à autre chose, et de nouvelles perspectives avaient été tracées lors des panels de la matinée. Pour ce qui me concerne, cette voix libre, cette parole sans compromission et empreinte de dignité des jeunes générations vaut son pesant d’or.
Au cours des huit derniers mois, j’ai consacré l’essentiel de mon temps à écouter toutes sortes d’histoires. Je n’ai jamais autant écouté de ma vie. J’ai pris connaissance de toutes sortes de documents et ai rencontré toutes sortes de gens. Certains ne croient en rien, pas même en eux-mêmes. D’autres n’ont aucune conscience concrète du monde. D’autres encore vivent sur un stock de réponses toutes faites à des questions d’un autre âge, qui ne se posent plus.
Parfois, j’ai éprouvé de la nausée. J’ai pu constater à quel point les lésions coloniales peuvent se transmettre de génération en génération. Pour de nombreux Africains brisés par le poids de l’histoire, la France est en effet devenue l’équivalent d’un membre fantôme. Parfois, bruyamment, ils prétendent vouloir s’en débarrasser, souvent à coup de jurons. Mais, moignons vivants au souvenir de la mutilation, ont-ils seulement mesuré la profondeur de l’attachement qu’ils ont pour leur leur prétendu bourreau ? L’oppression ne s’est pas seulement jouée sur la scène matérielle. Longtemps après la colonie, elle continue de ronger l’imaginaire.
Légataire d’Emmanuel Macron
À cet égard, que n’ai-je pas vu, lu ou entendu ? Un tel ou un tel passe toute la journée à dénoncer l’impérialisme français et ses « laquais » sur les réseaux sociaux. La nuit tombée, à la manière des Pharisiens de l’Évangile, le même vient me demander en catimini si je ne peux pas lui obtenir un carton d’invitation pour Montpellier. Combien de fois n’ai-je été pris pour un légataire d’Emmanuel Macron ? Je ne compte plus le nombre de lettres reçues de plus d’un « panafricaniste » m’implorant d’intercéder auprès de lui pour telle ou telle faveur, en général une carte de séjour dans l’Hexagone.
D’autres requêtes, plus sérieuses, me sont parvenues. Là où cela était possible, je les ai transmises à qui de droit. La plupart étaient typiques de la misère des temps que nous vivons. Certaines autres portaient sur la violation des droits humains dans des pays spécifiques. Des interactions avec des Africains ont démontré deux ou trois choses.
D’abord, nombreux, en effet, sont ceux qui qui n’ont jamais cru en eux-mêmes. Ils ont délégué leur vie à d’autres, et ils s’attendent à ce que ces derniers agissent à leur place. D’autres vivent dans la peur de se prendre en charge ou d’être manipulés. Ou encore sont en quête de boucs émissaires. Pour d’autres aussi, l’histoire elle-même n’est qu’un interminable procès en sorcellerie. Ceux-là voient en la France l’ennemi principal du continent. Quitte à tomber entre les mains d’autres prédateurs plus ou moins crapuleux, ils veulent la chasser de l’Afrique. Ils estiment qu’elle est la principale responsable de leurs malheurs et de leurs échecs. Ils forment la phalange avancée du nouveau lumpen-radicalisme africain.
D’autres, et parfois les mêmes, sont déçus par elle et n’en attendent plus rien. Ils lui ont effectivement tourné le dos. Ils regardent ailleurs, du côté des Russes, des Chinois, des Turcs, peu importe, pourvu que ce ne soit pas la France. Certains encore sont sceptiques. Ils exigent des preuves, font de la résistance passive et, souvent, les bras croisés, ils attendent que d’autres fassent le «sale boulot» à leur place. Quelques autres, enfin, qui profitent du statu quo, ne voient pas pourquoi les choses devraient changer.
À la conquête du monde
Mais j’ai aussi fait la rencontre d’individus brillants, animés par le désir de changer le cours des choses, et prêts à mettre leur intelligence au service d’une cause heureuse. On les trouve à peu près partout. Ils agissent dans les interstices de la société. J’ai rencontré des milliers de professionnels. Ils travaillent dans des multinationales, dans des banques, dans diverses industries, dans les médias et la communication, dans le monde des assurances… Ils sont impliqués dans toutes sortes de luttes nouvelles, qu’il s’agisse de l’environnement, de la biodiversité ou du climat. Présents dans la création générale, le numérique et autres technologies neuves, ils sont prêts à aller à la conquête du monde.
La plupart de ceux et celles qui ont participé au cycle de débats que j’ai animé veulent travailler avec la France. Ils veulent le faire dans la clarté, sans compromission, et sur des bases entièrement nouvelles, qu’ils veulent renégocier. Le Nouveau Sommet était, de ce point de vue, une expérimentation. Ce type de travail à la fois culturel, politique et intellectuel à l’intérieur des institutions est incontournable. Cela n’exclut d’ailleurs pas d’autres formes de mobilisation, peut-être plus bruyantes, plus carrées, en apparence plus intransigeantes. Tout dépend des résultats.
Souverainisme échevelé
Ayant choisi de tester les choses de l’intérieur, je peux aujourd’hui affirmer qu’il est en effet possible de changer de paradigme, à condition de savoir comment s’y prendre. Dans le combat pour que l’Afrique se mette debout et marche sur ses propres jambes, il y a de la place pour tous. Chacun y va avec ses croyances, son tempérament, ses horizons. Le mien, et celui de beaucoup d’entre nous, c’est de bâtir un monde commun à un moment où la planète devient si petite. Pour y arriver, il faut créer un nouveau bloc historique, construire d’autres types de coalitions, mais aussi changer nos grilles de lecture et d’interprétation. Le souverainisme échevelé, je n’y crois pas du tout. Il y a des choses que l’Afrique devra régler toute seule, d’autres qu’elle ne pourra régler qu’en dialoguant avec le monde. Cela vaut d’ailleurs, désormais, pour tous.
Emmanuel Macron cherche à transformer les rapports que la France entretient avec l’Afrique. Il sait que le cycle de la «Francafrique» est arrivé à son terme. À la place, il veut inventer autre chose. Il est en effet temps de passer à autre chose. Ce passage, il faut l’effectuer ensemble, sinon nous ne réussirons pas. S’agissant de l’Afrique et de la France, c’est le pari que la plupart d’entre nous faisons. Rien n’en garantit la réussite. Mais rien ne dit non plus qu’il échouera. D’autres font un pari différent. Ou alors ils préfèrent ne prendre aucun risque. Ils attendent sagement de voir de quel cote tombera le dé.
Je crois qu’à Montpellier, nous avons commencé à briser le moule. Mais c’est le veau d’or lui-même qu’il faut détruire, et cela requiert un énorme travail qui s’étalera sur au moins une ou deux générations. Pour l’accomplir, les incantations ne suffiront pas. Plusieurs d’entre nous ont lu et étudié Cheikh Anta Diop, Nkrumah, Fanon, Césaire, Cabral, Sankara et d’autres. Nous n’avons pas besoin de les psalmodier. Nous avons besoin d’une véritable théorie de la liquidation. La liquidation de la Françafrique aujourd’hui ne se fera pas avec les vieux outils intellectuels d’autrefois.... suite de l'article sur Jeune Afrique