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Achille Mbembe: «Pour contrer le projet raciste de Marine Le Pen, s’abstenir ne suffira pas»

Publié le mercredi 20 avril 2022  |  Jeune Afrique
Conférence
© AFP par LUDOVIC MARIN
Conférence de presse du Président Français Emmanuel Macron à la résidence de l`ambassadeur de France en marge du 5ème sommet UA-UE à Abidjan
Mercredi 29 novembre 2017. Conférence de presse à la résidence de l`ambassadeur de France en marge du 5ème sommet Union africaine - Union européenne (UA-UE) à Abidjan
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Par Achille Mbembe, Historien et politologue camerounais.

À quatre jours du second tour de la présidentielle française, l’historien camerounais appelle les Français-Africains à voter pour Emmanuel Macron afin de faire barrage au projet de Marine Le Pen.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, tout est clair et on sera bref. Cela fait près d’un demi-siècle qu’à intervalles plus ou moins réguliers la France se fait pincer mais refuse obstinément de se réveiller et de faire face, une bonne fois pour toutes, à ce qu’un jour Aimé Césaire appela «le formidable choc en retour».

Le poète martiniquais faisait alors allusion à cette manière qu’ont les peuples de se taire à eux-mêmes la vérité pendant longtemps, jusqu’à ce que, tel un boomerang, elle leur revienne à la figure.

Du poison dans les veines

À ses yeux, une étroite parenté liait entre elles les trois figures de la décivilisation et de l’ensauvagement du monde qu’étaient le nazisme, le fascisme et le colonialisme.

Avant d’être la victime du nazisme et du fascisme, jugeait-il, l’Europe avait été l’artisan invétéré du colonialisme. Elle avait toléré les procédés colonialistes et le racisme sordide qui en était le corollaire tant que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde, les Jaunes du Tonkin et les Nègres d’Afrique en étaient les principales cibles.

Elle avait soutenu le nazisme et le fascisme, les avait absous et légitimés tant qu’ils ne broyaient que les Juifs et d’autres peuples considérés comme non-européens.

Puis, un beau jour, la mâchoire infernale se referma sur elle-même. Les gestapos se mirent à s’affairer, les prisons à se remplir et les tortionnaires à discuter autour des chevalets. C’est alors que l’on commença à s’étonner et à s’indigner. Mais il était bien trop tard. Le poison était dans les veines.

La France est appelée aux urnes ce dimanche 24 avril alors que le poison, une fois de plus, est déjà dans les veines. Le tsunami fascisant menace et, si rien de décisif n’est fait, les digues risquent de céder. Campagnes désolées, zones désindustrialisées, banlieues à l’abandon, services publics évaporés… La haine s’est amplifiée et la colère gronde. Les fragilités se sont accumulées, et nombreux sont ceux qui sont déterminés à renverser la table.

Compte tenu des rapports asymétriques qui, colonisation oblige, lient encore nos États à la France, le choix que feront les citoyens français aura, qu’on le veuille ou non, des conséquences directes sur nos vies, aussi bien en Afrique que dans l’Hexagone même.

Le choix ne portant plus que sur deux candidats, il n’en fallait pas davantage pour que les contempteurs du système électif et tous ceux qui ne croient guère en la révolution par les urnes montent au créneau. Beaucoup préconisent l’abstention.

Les électeurs seraient piégés entre la peste et le choléra – deux dangers sinon équivalents, du moins proches, dont ils ne voudraient point, nous assure-t-on. L’ordolibéralisme cassant, autoritaire et policier d’Emmanuel Macron serait annonciateur du néofascisme et du racisme sordide de Marine Le Pen, ne cesse-t-on de répéter.

Tout cela est faux, et il faut le dire à haute voix, comme il faut dénoncer avec toute la véhémence nécessaire les turpitudes qui nous ont conduits à ce cul-de-sac, les sottises entendues ici et là à chaque fois qu’il a fallu inventer des moulins à vent et se gargariser de sornettes, à l’exemple des débats sur «l’islamo-gauchisme», le «décolonialisme», le «wokisme», le «laïcisme» et tous les autres mots en «isme».

Régression universelle

Tout cela est faux, puisqu’il suffit de lire mot à mot le programme de Marine Le Pen pour prendre conscience de la nature diabolique de son projet. Il ne menace pas seulement nos moyens d’existence. Il conteste fondamentalement notre droit d’exister, et nous voici, conscients ou pas, le dos au mur.

Inspirée des lois de l’apartheid qui furent en vigueur en Afrique du Sud, sa politique consistera à ériger la discrimination raciale en principe constitutionnel, par la voie d’un référendum. Son accession au pouvoir inaugurera une période de brutalité sans précédent contre tous ceux qui ne seront pas des «siens». Des milliers d’Africains seront renvoyés en Afrique, tandis que les droits fondamentaux de nombreux citoyens français d’origine nègre risquent d’être, dans la pratique, vidés de leur contenu, à commencer par le droit à l’égalité.

Les États africains qui s’opposeront à la réadmission des leurs, expulsés de France, se verront refuser toute demande de visas, tout transfert d’argent, tout versement d’aide au développement. Voilà comment l’extrême droite française espère «modifier la composition et l’identité du peuple français».

Derrière les doux euphémismes des termes «remigration» et «préférence nationale» se cache une chose et une seule : le rêve de contraindre la plupart des Africains établis en France depuis plusieurs générations à faire, en sens inverse, le chemin de croix que bien des esclaves africains firent lors de la traversée vers le Nouveau Monde, entre le XVe et le XIXe siècles.

Politique de la terre brûlée

Depuis une semaine, je passe au peigne fin les arguments de ceux qui, prenant à tort Emmanuel Macron pour une préfiguration de Marine Le Pen, préconisent l’abstention.

Nulle part n’ai-je trouvé de réponse à la seule question qui vaille aujourd’hui la peine d’être posée. Comment, le 25 avril au matin, le geste abstentionniste protègera-t-il de la furie lepéniste ceux d’entre nous frappés du « malheur de la couleur » ? Allons plus loin. Pourquoi devrions-nous servir de charbon de bois et être sacrifiés pour ceux aux yeux desquels punir Macron passe avant toute chose, y compris avant la lutte contre le fascisme et le racisme ?

Les choix religieux et les choix électoraux ne relèvent ni de la même catégorie ni du même type de calcul. Ils ont cependant un point commun. Tous les deux mettent en jeu, à des degrés divers, la liberté de conscience.

Le 24 avril prochain, chacun votera donc en son âme et conscience, et c’est bien ainsi. Pour nombre de ceux qui sont tentés de voter pour Marine Le Pen ou de s’abstenir, ce qui risque de nous arriver au cas où elle prendrait le pouvoir ne compte peut-être pour rien. Cela ne les concerne peut-être pas. Se préoccupent-ils seulement de savoir qui paiera le prix de la dévastation, ou même pourquoi certains d’entre nous finissent toujours par porter plus que leur part du fagot?

Aveuglés par la colère et maintes déceptions, d’autres encore sont si désenchantés qu’ils sont prêts à s’en remettre à la politique de la terre brûlée. À leurs yeux, il faut, désormais, tout raser. Que mettra-t-on à la place, nul ne le sait précisément. Détruisons toujours, il en sortira bien quelque chose, font-ils semblant de croire, et ce qui en sortira ne sera jamais pire que ce qui aura été calciné.

Cela est également faux. Et il faut le dire à haute voix. Une certaine critique nihiliste du monde et de la démocratie débouche presque toujours sur l’apologie de la politique de la terre brûlée. Or, il n’y a strictement rien d’émancipateur, de radical ou d’anticolonial dans une telle politique. Parce qu’en son noyau ne se trouve aucun grain d’espérance, celle-ci relève foncièrement du cynisme. Et le prix du cynisme et du nihilisme, ce sont en général les plus vulnérables et les plus exposés qui le paient.

Ni quitus, ni marchandage, ni quiproquo

Il est des moments où simuler la vertu, la pureté ou la radicalité dans le vide ou pour des besoins d’auto-gratification narcissique se retourne facilement en son contraire. À dénoncer sans répit la démocratie électorale qui, ne cesse-t-on d’asséner, vole inévitablement notre souveraineté, on finit par se mentir à soi-même.

Foin donc de tous les prétextes ! Que chacun assume donc, sans fard, son choix. Pour ceux qui le veulent, il y aura, le 24 avril, trois manières de soutenir le national-libéralisme et le fascisme. La première est de s’abstenir. La deuxième est de voter blanc. La troisième est, dans le confort de l’isoloir, de voter carrément pour Le Pen.

Mais qu’on se le dise clairement. Sauf à s’offrir le luxe de la cécité volontaire, la seule et unique façon de barrer pour le moment la route au racisme constitutionnel en France est de voter pour Emmanuel Macron.

Il faudra, pour ceux qui souscrivent à cette proposition, le faire en toute liberté, sans condition, sans états d’âme et sans contrepartie, le cœur léger.

Il ne s’agira ni d’un quitus, ni d’un marchandage, ni d’un quiproquo. C’est justement pourquoi, à peine le bulletin déposé dans l’urne, l’on sera en droit de lui opposer, de la manière la plus tenace et la plus implacable qui soit, l’exigence de justice universelle et de réparation inscrite dans le rêve d’un monde en commun, cette antithèse de la proposition raciste.

«Pluie de la mort»

C’est le genre de choix que ne purent malheureusement faire valoir, en leur temps, la plupart de ceux qui nous ont précédés. Tel l’empereur Haïlé Sélassié. Prenant la parole devant la Société des nations, à Genève, en juin 1936, il se fit copieusement conspuer. Les troupes de Mussolini avaient envahi l’Éthiopie le 3 octobre 1935. L’empereur décréta la mobilisation générale. Face à la résistance éthiopienne, les fascistes italiens décidèrent d’arroser le pays au gaz moutarde, la «pluie de la mort», comme le décrivit le Négus.

Marine Le Pen et l’extrême droite française sont la traduction contemporaine de cette «pluie de la mort» qui faucha près de 250.000 Éthiopiens. Ils sont la manifestation de tout ce qu’Aimé Césaire nous a appris du colonialisme, ce fils aîné du nazisme et du fascisme.

Il faudrait d’abord étudier, disait-il, «comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral».

Il faudrait, ajoutait-il, «montrer que chaque fois qu’il y a, au Vietnam, une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte ; une fillette violée, et qu’en France on accepte ; un Malgache supplicié, et qu’en France on accepte», «une régression universelle s’opère, une gangrène s’installe, un foyer d’infection s’étend».
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