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Jocelyne Béroard: «Il était temps d’écrire l’histoire de Kassav’»

Publié le lundi 6 juin 2022  |  Jeune Afrique
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© aLome.com par Edem Gadegbeku & J. Tchakou
1er concert live du groupe Kassav dans un stade au Togo: pas un grand public, mais un spectacle de qualité a été servi
Lomé, le 1er février 2020. Stade Omnisports. 1er concert live du groupe Kassav dans un stade au Togo. Pas un grand public, mais un spectacle de qualité a été servi.
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L’unique voix féminine de Kassav’ publie Loin de l’amer, une autobiographie qui revient aussi sur la saga du célèbre groupe de zouk.


Rendez-vous est pris au 20 rue de l’Abbé Grégoire, à Paris, dans la boutique d’épicerie fine caribéenne Christian de Montaguère. Le chant d’un colibri annonce l’arrivée des clients, de beaux livres sur les Antilles habillent les commodes, une impressionnante collection de bouteilles de rhum remplit les rayonnages. Et bien sûr, Kassav’ résonne en fond sonore. Le décor est planté. «Souvent, Christian nous met gentiment son lieu à disposition», glisse l’ambassadrice du zouk, sourire accroché aux lèvres, malgré une courte nuit passée dans l’avion.

Alors qu’elle publie son autobiographie Loin de l’amer (Éditions du Cherche midi, mars 2022), Jocelyne Béroard, 67 ans, emploie le pronom «nous» assez régulièrement au cours de l’entretien. Signe que la chanteuse et compositrice est toujours happée par cet élan collectif qui a propulsé Kassav’, plus de 40 ans de carrière, sur les planches des plus grandes scènes du monde.

Le groupe porté par Jacob Desvarieux, Georges et Pierre-Edouard Décimus se forme à Paris en 1979, d’abord sans Jocelyne. En 1983, elle rejoint la bande, qui signe ensuite chez Sony de 1987 à 2003. Une période marquée par un rythme effréné, à raison d’un album et d’un Zenith à boucler tous les deux ans. Au total, Kassav’ – des millions d’albums vendus dont plusieurs disques d’or – a parcouru 80 pays lors de ses tournées et sillonné quatre continents. La troupe a donné une cinquantaine de concerts en Afrique et rempli des stades allant de 60 000 à 90 000 places, comme à Luanda, en Angola.

Témoignage d’une époque

C’est cette folle saga que Jocelyne Béroard – qui a mené en parallèle sa carrière solo – retrace dans ce livre on ne peut plus romanesque, truffé de photos d’époque et d’anecdotes aussi rocambolesques que réelles. Une balle perdue touche («dans le mou») la manageuse du groupe lors d’un concert en France.
Dans l’ex-Zaïre, le groupe est pris en otage dans l’hôtel où il loge. La faute à un opérateur culturel crapuleux. Toujours en RDC, le groupe doit rejoindre Douala, au Cameroun, pour une prestation. Pressés par le temps, ils finissent par grimper à bord d’un avion servant au transport de matériel militaire et par voyager… sans sièges ! « Tout cela aurait pu faire l’objet d’une rupture, mais on arrivait toujours à tourner la situation en dérision, se remémore la Martiniquaise. On a vécu tellement de choses qu’il était temps d’écrire l’histoire de Kassav’, mais pas sous la forme d’une biographie. Il fallait la raconter de l’intérieur ».

Jocelyne Béroard, d’ordinaire plutôt pudique sur sa vie privée, se raconte ainsi pour la première fois à la première personne. On suit la trajectoire personnelle de l’artiste qui a été basée 25 ans en France avant de rejoindre son île, non loin de Schoelcher, commune où une école primaire a été inaugurée à son nom en juin 2019. Si l’interprète du tube «Soley» est devenue la mère du zouk, une musique « du peuple » née avec Kassav’, elle grandit pourtant dans une famille bourgeoise où le tambour est interdit.

«La bourgeoisie chez nous, c’est l’éducation », écrit-elle. La seule musique que l’on pouvait apprendre, c’était la musique classique. Mais tous les genres de la Caraïbe faisaient partie de notre environnement et cela m’a nourrie », assure-t-elle. Cette fervente défenseuse du créole émaille ainsi son texte d’aphorismes en langue originale, et traduit chaque titre et extrait de chansons créoles en français. « Pierre-Edouard était intransigeant sur le sujet, cette langue devait être la nôtre et elle devait être sublimée dans nos chansons».

Défendre la créolité

Pourtant, dans la France des années 1980-90, les ambassadeurs de la musique des Outre-mer sont rares et font essentiellement résonner leurs textes en français. La Compagnie créole, «qui a habitué l’oreille des Français et ouvert la voie à Kassav’», et Henri Salvador «n’ont pas eu le choix de la langue », estime l’auteure. Le paysage musical d’alors était-il finalement prêt à accueillir plusieurs groupes de langue créole?
«Nous n’avions pas plus notre place que les autres, prévient celle qui a reçu la distinction de l’ordre des arts et des lettres en 2020. La France ne connaissait pas nos musiques, mais uniquement les biguines, comme «Ba mwen on ti bo», ça n’allait pas plus loin».

Le groupe doit d’ailleurs attendre de fêter ses 40 ans de carrière pour pouvoir enfin répondre à des interviews dignes de ce nom à la télévision du service public. « Peut-être qu’ils se disaient que l’on ne savait pas parler français correctement », grince-t-elle. Sur les plateaux, l’annonce des réclames leur revient. Pas plus. Et seuls Jacob et Jocelyne sont invités à représenter l’ensemble du groupe. «On nous disait qu’il était impossible pour le public de retenir les six membres, mais la question du nombre n’est valable que pour les uns et pas pour les autres. Les Beatles étaient quatre et on les conviait tous, souligne-t-elle en enfilant une paire de lunettes de vue. Derrières ses montures rouges, les sourcils se froncent.

Jocelyne Béroard a quitté son large sourire, sans doute parce qu’elle ne tient pas à alimenter l’image stéréotypée qui colle aux Antillais. Fainéants et béatement heureux sous le soleil… «La façon dont ils nous ont pensés est problématique. Mais c’est aussi de notre faute, car nous avons vendu nos îles comme cela à une époque, avec la jolie fille tout sourire portant son madras sur la tête. Chez nous, le touriste vient pour se reposer, pas pour le carnaval et nos cultures. À tel point que la Martinique devient Paris, puisque les Français veulent que cela fonctionne comme en France», pointe-t-elle.

Devoir de mémoire

Jocelyne Béroard pèse ses mots. Au terme «métropole», elle préfère utiliser le pronom «il.s» pour désigner les Français ou l’État français, quand elle ne fait pas franchement la distinction entre la France et les départements d’Outre-mer. Elle est bien trop consciente de son identité culturelle, intrinsèquement liée à l’histoire de la colonisation de l’île par les Européens. «Chez nous, nous avons des Africains, des Européens, des Indiens, des Chinois, des Arabes… Tout cela fait de nous des Caribéens. La France doit faire son devoir de mémoire, mais aussi tous les pays qui ont profité de l’esclavage, comme le Portugal, l’Espagne…».

Un devoir de mémoire qu’elle adresse également à son père, qui a longtemps nié la présence d’esclaves chez les Béroard. « Quand j’écris sur mon papa, c’est pour partir de mon histoire personnelle et éviter tout reproche. Mais en réalité, ce déni-là existe chez beaucoup d’Antillais. Il y a énormément de blocages concernant les recherches généalogiques, parce que certaines histoires ne veulent pas être découvertes. Or, tout est écrit dans l’état civil », relève celle qui a fait le choix de remonter l’arbre pour honorer ses aïeux.

Le moyen aussi d’aller à la recherche de son africanité. «Cette part d’africanité nous a été cachée. On nous a dit vous êtes français, point, constate-t-elle avant de rembobiner. Je me souviens du passage de De Gaulle à la Martinique quand j’étais encore toute petite. On avait nos petits drapeaux tricolores que l’on agitait tout fiers. On était français et c’était une évidence».

En voyageant, grâce à son passeport français, dans l’ex-Zaïre avec son ancienne formation les Gibson Brothers, puis en Côte d’Ivoire avec Kassav’ en 1985, Jocelyne Béroard réalise l’image faussée qu’on lui a vendue de l’Afrique. Là-bas, elle se sent « comme chez elle ». Mais c’est bien plus tôt, lorsqu’elle est étudiante en pharmacie à l’université de Caen, qu’elle rencontre la diaspora, «ses meilleurs potes» de l’époque. Puis qu’elle réalise qu’il existe des ponts entre les Antilles et l’Afrique. Il y a d’abord la chanson «Besombe» du chanteur guadeloupéen André Redo, dont elle découvre qu’il s’agit d’une reprise d’un morceau du chanteur camerounais Eboa Lotin. «Mon origine est africaine, mais aussi européenne qu’on le veuille ou non, mais elle est foncièrement caribéenne», martèle-t-elle.
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