Le Chef du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) pour l’Afrique de l’Ouest et centrale a pu rencontrer les pays donateurs cette semaine à Genève et leur demander de ne pas oublier la crise humanitaire au Sahel qui s’aggrave de manière significative avec une hausse des besoins.
En 2022, plus de 30 millions de Sahéliens auront besoin d’assistance et de protection, soit plus de 2 millions de plus qu’en 2021.
Une combinaison de conflits, de pauvreté, de pressions démographiques, d’une gouvernance faible, d’une insécurité alimentaire et d’une malnutrition chroniquement élevées, ainsi que l’impact du changement climatique, poussent des millions de personnes à la limite de la survie.
Dans un entretien accordé à ONU Info, Charles Bernimolin revient sur l’extension de l’insécurité dans les pays côtiers du Golfe de Guinée, notamment la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Togo, qui ont connu au cours des deux dernières années une détérioration de leurs conditions de sécurité.
ONU Info : Quel a été votre message aux pays donateurs que vous avez rencontrés à Genève?
Charles Bernimolin : Avant toute chose, j’ai remercié les pays donateurs pour ce qu’ils font déjà pour le Sahel. Grâce à eux, on a pu assister, l’an passé, plus de 15 millions de personnes. Donc je pense qu’ils fournissent un effort et il faut les remercier, leur expliquer ce qu’on a fait avec leur argent, quelles ont été leurs priorités. C’est-à-dire avant tout sauver des personnes.
La crise au Sahel est une crise de protection donc centrée sur des besoins vitaux des gens, des besoins de base des gens. Et donc, avant tout, les remercier, les informer de ce qui a été fait avec leur argent, et bien entendu, les demander d’en faire toujours plus. C’est toujours ainsi avec les humanitaires : on n’a jamais assez ! D’autant plus que la crise au Sahel augmente dramatiquement. Il y a de plus en plus de gens dans le besoin.
Et aussi leur demander de faire un plaidoyer, entre autres pour l’accès humanitaire, pour avoir accès à ces personnes que nous devons aider et qui ont besoin de notre assistance.
ONU Info : Est-ce difficile de plaider la cause du Sahel en pleine guerre en Ukraine ?
Charles Bernimolin : Non, je crois que ce n’est pas facile. Mais je pense qu’au niveau de toute la planète, ce n’est jamais facile de plaider la cause de gens qui n’ont pas droit aux service de base, qui risquent de perdre leur vie, qui sont déplacés, qui sont réfugiés. Ce n’est pas facile pour le Sahel.
Le fait qu’il y ait la guerre en Ukraine, l’impact de la guerre en Ukraine, je pense que les gens en Europe ou aux États-Unis se sentent un peu plus menacés dans leurs habitudes. Ils sont un peu plus inquiets, la situation économique mondiale n’étant pas bonne, peut-être que les gens font un peu plus attention à eux et moins attention au Sahel, qui n’est plus à la Une. Mais la situation est dramatique.
Mais j’ai bon espoir parce que l’argent arrive toujours, peut-être pas assez. A nous de faire plus avec ce que nous avons, mais je ne désespère pas. Je crois que les gens sont toujours conscients qu’il faut aider le Sahel et c’est à nous d’en parler beaucoup plus.
ONU Info : Vous dites que la situation au Sahel est dramatique, mais en quoi est-ce dramatique ?
Charles Bernimolin : La situation est dramatique parce que l’insécurité augmente. Des pays comme le Burkina Faso, qui étaient il y a quelques années en paix, font face maintenant à des incidents d’insécurité, à une situation humanitaire dramatique avec plus de 1,5 million de déplacés en deux ans.
Vous avez aussi des incidents qui commencent au nord des pays côtiers, notamment au Bénin, au Togo, qui ont des attaques djihadistes.
Donc je pense que la première chose, il y a le conflit, l’insécurité, la violence qui grandissent, qui s’étendent sur toute la région. Il y a aussi, ne l’oublions pas, les effets du changement climatique. On a de plus en plus d’inondations. Et nous avons aussi une situation d’absence de l’État, donc d’absence des services sociaux qui s’agrandit parce qu’il y a moins d’argent. Donc, c’est un effet cumulatif.
Tous ces effets cumulatifs, notamment la pauvreté qui est endémique, des situations qui étaient déjà là, plus l’augmentation de la crise, plus le changement climatique. Donc à force de faire du plus , on en arrive à une situation où par exemple la moitié de la population du Sahel ne mange pas comme elle devrait manger.
Vous avez de la malnutrition sévère, et ça, c’est dramatique. Parce que même si on a de l’argent pour aider ces gens-là, la solution humanitaire, c’est une solution à court terme. Il faut qu’on trouve une solution à long terme. Il faut que ces pays puissent reprendre possession de leur territoire, puissent remettre en place les services sociaux, non seulement des hôpitaux, mais aussi agricoles. Aussi, les gens ont droit à la protection, la protection physique, la possibilité de sortir de chez eux et d’aller travailler sur les champs agricoles.
Donc oui, c’est dramatique. Quand je regarde les jeunes aujourd’hui au Sahel, c’est presque une génération qui est sacrifiée. Il y a plus de 15 ans que ce conflit existe. Ça s’empire et oui c’est dramatique.
ONU info : Quelles sont et seront les conséquences de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire au Sahel ?
Charles Bernimolin : Au début du conflit, on a eu très, très peur parce qu’on s’est dit, beaucoup de pays vont avoir du mal à survivre. Je ne dis pas que la situation est bonne. Car il y a beaucoup de malnutrition, de la malnutrition sévère, de la malnutrition au niveau des enfants. 50% de la population du Sahel ne mange pas ce qu’il devrait manger au niveau calorique. Ça va s’aggraver.
Mais il y a quelques pays qui sont fort dépendants des exportations de blé, mais pas tous les pays. Un pays comme le Mali dépend nettement moins qu’un pays comme la Sierra Leone. Le Sénégal par exemple, dépend fortement plus des engrais que du blé qui est importé. Mais cela entraîne des conséquences parce que si vous n’avez pas d’engrais, vous ne pouvez pas cultiver comme il le faut. Il y a aussi des conséquences financières parce qu’évidemment, il y a peut-être une tendance à moins donner au Sahel, mais plus de de donner dans d’autres crises.
Donc on essaie de limiter cet impact. Mais je pense que la crise ukrainienne a des effets négatifs sur le Sahel, mais il n’y a pas que ça.
ONU Info : Pour les pays dépendant du blé de la mer Noire, comment se traduit au quotidien l’impact de la crise ukrainienne pour les habitants ?
Charles Bernimolin : Il y a beaucoup de pays où ils n’ont encore touché au prix du pain, par exemple le Sénégal ou même en dehors de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique centrale. Le problème, c’est que les États ne veulent pas augmenter les prix du pain, et donc l’État doit mettre la main à la poche pour faire en sorte que la farine reste à un prix fixe.
Mais l’Etat va devoir payer la différence. Or ces États n’ont pas beaucoup d’argent et donc il y a un problème. Il faut les aider parce que si on n’aide pas ces Etats à payer la note, ce sont les gens qui vont devoir mettre la main au portefeuille. Donc là, on risque d’avoir des émeutes, on risque d’avoir des gens qui vont littéralement ne pas pouvoir se payer le pain dont ils ont besoin.
Par contre, il y a aussi pas mal de pays où il y a une capacité locale où les gens utilisent cette ressource locale pour produire leur pain. Donc il faut s’adapter, mais il faut aider ces pays à s’adapter.
ONU Info : C’est comme si certains États ouest-africains ont pris des mesures pour atténuer l’impact de cette crise ukrainienne. Mais quelle serait la valeur ajoutée de l’ONU à ces pays ?
Charles Bernimolin : Tous ces pays sont membres de l’Organisation des Nations Unies. Je sers l’ONU donc je sers ces États, en les aidant à travers mes équipes. Nous les aidons à faire face. Nous sommes des partenaires et nous discutions de solution avec eux. Nous les accompagnons. Ce sont des pays qui sont responsables et qui essayent de faire de leur mieux pour aider leurs populations.
Nous, nous sommes à leur côté pour, par exemple, être certain que les programmes humanitaires qui ne peuvent pas être financés le sont.
Nous aidons les gens de la région à répondre à la crise et c’est une question de solidarité internationale. Les Nations Unies ont été créés pour cela, pour être solidaires de ces pays-là. Donc les Nations Unies, à travers la présence des différentes agences comme le Programme alimentaire mondial (PAM), l’UNICEF, supportent les programmes de ces États et les aident non seulement financièrement, mais aussi en capacité de technique avec des staff techniques.
Les pays, indépendamment, ne s’en sortiront pas de cette crise. Ce sont les pays en tant que région qui s’en sortiront. Mais c’est comme au niveau de la planète pour le changement climatique; c’est évident que les pays doivent être ensemble pour prendre de bonnes mesures parce que les problèmes ne sont plus des problèmes de pays, les problèmes sont des problèmes de région, voire de la planète entière. Donc, il faut travailler ensemble.
ONU Info : Les pays côtiers du Golfe de Guinée, notamment la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Togo, ont connu, au cours des deux dernières années, une détérioration de leurs conditions de sécurité. Quelles sont les conséquences sur le plan humanitaire ?
Charles Bernimolin : On n’en est pas encore au niveau du Mali ou du Burkina Faso, mais ce sont des pays qui ont des problèmes à leurs frontières. Donc ce sont des pays qui tiennent absolument à dire : « nous avons des problèmes dans le Nord, nous devons nous occuper de ces problème-là, mais avant toute chose, ce ne sont pas des grosses crises humanitaires ».
Dans ces pays, dans le Nord, vous avez la présence d’organisations non gouvernementales et d’agences des Nations Unies. Nous avons discuté avec les gouvernements pour renforcer cette présence-là et pour être certain qu’on puisse prendre en charge, s’occuper et aider le pays à stopper la crise dans cette zone-là.
Mais ce n’est pas parce qu’on n’a pas des millions de réfugiés ou des millions de déplacés qu’il ne faut pas s’en occuper. Pour le moment, on a quelques dizaines de milliers de gens qui sont affectés, beaucoup de déplacements, quelques réfugiés du Burkina Faso. Mais dès à présent, on renforce la réponse à travers les communautés locales qui accueillent ces gens-là, car il n’y a pas de camp. En plus des déplacés, on aide la communauté locale. D’un autre côté, on travaille énormément avec ces gouvernements pour faire des plans de contingence et être sûr qu’ils sont préparés pour les crises. Parce que l’ONU doit être à côté de ces pays pour leur apprendre à répondre à ces besoins.
ONU Info : Six pays - le Burkina Faso, le Cameroun, le Tchad, le Mali, le Niger et le Nigéria - ont élaboré des plans de réponse humanitaire pour 2022, nécessitant un total de plus de 4 milliards de dollars. Ce plan est-il bien financé ?
Charles Bernimolin : Alors qu’on est aux deux tiers de l’année, ce plan est financé actuellement à un peu plus de 30% globalement pour tous ces pays. L’année passée à cette époque, ils étaient probablement déjà financés à plus de 50%. Les plans humanitaires sont rarement financés à 100%.
C’est d’ailleurs la raison de ma présence à Genève pour rencontrer les États membres en leur demandant de faire un peu plus d’efforts pour être sûr qu’on garde le même niveau de financement.
Cette année, vu les circonstances mondiales, le financement des opérations du Sahel est plus bas que d’habitude. Ça nous effraie un petit peu.
Mais je pense qu’il y a beaucoup d’États membres qui se sont engagés à continuer à garder le même niveau de financement. Malheureusement d’année en année, on a de plus en plus de besoins et c’est ça qui est un petit peu dramatique au niveau de la région. C’est pour ça qu’OCHA appelle à trouver une solution pacifique, une solution politique à la crise parce qu’on ne peut pas continuer indéfiniment dans cet engrenage où vous avez de plus en plus de déplacés et de personnes dans le besoin. A un moment, ça ne sera plus possible.
ONU Info : Quel est votre message à cette jeune fille de Tillabéry au Niger ou à ce jeune garçon de Gao au Mali?
Charles Bernimolin : Je leur dit de ne pas désespérer. Je leur dis surtout que je vais me battre pour qu’ils puissent aller à l’école. Je vais me battre pour qu’on ouvre les écoles. Il s’agit de tout faire pour qu’ils aillent à l’école car ils sont l’avenir de ces pays-là ? Et je dirais aussi que nous ferons tout, c’est le devoir, et le mandat des Nations Unies, pour protéger les jeunes filles parce que la violence envers les jeunes filles et les jeunes femmes est hallucinante. Et c’est notre devoir de rester à leur côté, quitte à prendre parfois certains risques. C’est un devoir d’humanité qu’on va continuer à faire. Donc les Nations Unies seront toujours à leurs côtés.