Siméon Ehui, Directeur régional du Développement durable à la Banque mondiale pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre, a accordé une interview exclusive à Togo First lors de la Table Ronde de Lomé sur les engrais. Durant l'entrevue, le fonctionnaire, spécialiste de la sous-région, est revenu sur l'importance des engrais et de la santé des sols pour ses pays, les défis du développement du secteur agricole, ainsi que sur les projets futurs de son institution, avec en toile de fond la "déclaration de Lomé" sur les engrais et la santé des sols par les États membres de la CEDEAO.
Togo First : Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cette table ronde, pour l'institution que vous représentez, et pourquoi cette réunion de Lomé ?
S.E. : Tout d'abord, l'insécurité alimentaire en Afrique en général est croissante. Et en Afrique de l'Ouest et du Centre, les défis sont encore plus importants, en raison de la situation au Sahel, des conflits, des problèmes liés au changement climatique. Aujourd'hui, nous parlons d'environ 30 millions de personnes vivant dans l'insécurité alimentaire, et ce nombre pourrait atteindre plus de 40 millions d'ici à août. Donc, les enjeux sont sérieux. De plus, avec la crise russo-ukrainienne, le prix des engrais a presque doublé, voire triplé, ce qui a causé un stress de production agricole dans de nombreux pays. Donc, l'idée de cette table ronde était de voir comment les pays de la région, dans leur ensemble, peuvent s'organiser, aider à financer la restauration des terres et permettre l'accès aux engrais aussi bien chimiques qu'organiques.
Togo First : Après cette rencontre, la Banque mondiale a annoncé qu'elle va augmenter de 1,5 milliard de dollars, ses engagements dans le secteur agricole en Afrique de l'Ouest et centrale d'ici à l'année prochaine. Pouvez-vous nous donner une idée de la destination de ces ressources ?
S.E. : Pour le moment, notre portefeuille s'élève à plus de 4 milliards de dollars. C'est un engagement total pour le soutien que nous apportons à l'agriculture et à la sécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et du Centre. Jusqu’en juin 2024, nous aurons un financement d'environ 1,5 milliard de dollars, qui s'ajoutera à ces 4 milliards, soit un total de 5,5 milliards de dollars. Et cela financera non seulement les intrants agricoles, mais aussi les investissements liés à l'irrigation, à la gestion intégrée des sols, à l'adoption de nouvelles technologies, à la construction de routes dans les zones rurales, etc. Tout ce qui concerne la sécurité alimentaire en elle-même. Il s'agit d'un financement pour l'ensemble du secteur agricole en Afrique de l'Ouest et du Centre.
“...nous devons maintenant transformer les pistes identifiées en projets concrets.”
Ceci viendra compléter ce sur quoi nous investissons déjà. Par exemple, nous avons déjà investi près de 730 millions de dollars dans sept pays de l'Afrique de l'Ouest et du Centre, dans le cadre du Programme de résilience du système alimentaire. L'objectif est d'aider les agriculteurs à adopter de nouvelles technologies résilientes aux effets du changement climatique, à promouvoir le commerce interrégional et à renforcer les institutions dans les pays.
En ce qui concerne la feuille de route adoptée, nous devons maintenant transformer les pistes identifiées en projets concrets. Il peut s'agir de projets ou de réformes de politiques simples, telles que l'amélioration de la réglementation sur la qualité des engrais. Nous allons donc continuer à travailler avec les pays et les gouvernements pour traduire la déclaration de Lomé en actions concrètes et en projets dans les années à venir.
Togo First : Justement, avant cette table ronde, vous aviez déjà des engagements relativement importants dans la région, notamment un projet de sécurité alimentaire qui a été financé à hauteur de plus de 700 millions de dollars pour plusieurs pays de la région. Où en est-on avec ce projet ? Et comment votre soutien va-t-il aider ce type d'initiative ?
S.E. : La Banque mondiale a toujours soutenu le développement du secteur agricole en Afrique en général, et en Afrique de l'Ouest et du Centre en particulier, de manière continue... Ce que nous faisons, c'est nous assurer que les pays et leurs gouvernements puissent prendre une meilleure conscience de la problématique de l'insécurité alimentaire, du changement climatique et de la nécessité d'accroître leur soutien financier au secteur agricole. En général, les pays africains - bien que la question agricole leur tienne à cœur - n'investissent pas beaucoup de ressources dans ce domaine. Nous comptons sur eux et nous les invitons à augmenter leur part d'investissement dans ce secteur. Nous faisons notre part, nous réalisons des études analytiques, nous apportons un financement qui peut permettre aux pays d'appuyer leur agriculture et leur sécurité alimentaire.
“Au Togo aussi, il est possible à l'avenir de produire des engrais à partir du phosphate.”
Togo First : La rencontre s'est tenue au Togo, pays qui possède du phosphate. Est-ce que la Banque soutiendrait la transformation locale des phosphates pour produire les engrais ? Notamment dans un contexte où l'on a tiré des leçons de la Covid ?
S.E. : Oui, c'est l'idée. D'ailleurs, la feuille de route que nous avons adoptée en parle. Il s'agit d'aider les pays à accroître leur capacité de production. Nous avons invité le PDG de l'OCP, l'Office chérifien des phosphates, à la table ronde. L'OCP produit des engrais à partir des roches phosphatées disponibles au Maroc. Au Togo aussi, il est possible à l'avenir de produire des engrais à partir du phosphate. Et c'est là où le secteur privé doit intervenir. Mais pour que le privé intervienne, le secteur public doit faire ce qu'il faut : c'est-à-dire s'assurer que la recherche peut être financée, que la formation des étudiants peut se faire, que l'infrastructure de base soit développée, par exemple, de stockage, de routes, de desserte, etc. Tout cela fait partie d'un ensemble qui doit être financé.
Togo First : Le Togo vient justement de signer un protocole d'accord avec l'OCP pour étudier la capacité de construire une usine de production d'engrais. Comment voyez-vous ce type de positionnement ?
S.E. : Je pense que l'accord que le Togo a signé avec l'OCP est un pas en avant. Cela permettra à cette entreprise de mettre son expertise au service du Togo pour pouvoir développer la production d'engrais à partir des phosphates. Comme vous l'avez souligné, à la fin de cette table ronde, il s'agit d'avoir des engrais adaptés. C'est une bonne opportunité. Nous le soutenons. Si nous pouvons soutenir le Togo, nous le ferons.
Togo First : On sort de la rencontre avec beaucoup de propositions positives, avec optimisme, mais quelle est la situation des sols dans la région aujourd'hui ? L'appel de Lomé intègre-t-il le défi de la qualité et de la santé des sols dans cette région ?
S.E. : C'est une question très importante. J'aime comparer le sol à un corps humain. Nous ne pouvons pas trouver les solutions appropriées si nous ne faisons pas le bon diagnostic. Il est donc tout à fait légitime et normal d'analyser les sols et d'avoir un bon diagnostic. Alors, quel est l'état de nos sols ? Évidemment, cela varie. En général, les sols africains sont considérés comme vieux et très acides. Ils doivent être rendus beaucoup plus fertiles pour pouvoir produire davantage. Par conséquent, je pense que la réalisation de la cartographie des sols est encore un investissement majeur à réaliser. En le faisant, nous pouvons identifier précisément les types de sol, leur capacité de production et les besoins en minéraux. Nous ne pouvons pas fournir d'engrais à un sol qui n'en a pas besoin. Ce serait du gaspillage. Mais si vous appliquez de l'engrais à un sol qui en a besoin, l'effet sera positif et significatif. Ainsi, en réalisant des cartes de fertilité des sols, nous pouvons apporter le soutien nécessaire aux utilisateurs.
Togo First : Il est vrai que l'on parle des cultures d'exportation, des revenus et de l'importance économique, mais il semble que, globalement, ces secteurs soient plus privilégiés par rapport à l'agriculture vivrière, ce qui affecte les conditions de vie des populations rurales. Quelle est votre vision sur cette question ? Comment promouvoir et prioriser l'agriculture vivrière ?
S.E. : La réponse est très simple et très économique ! Les produits d'exportation, en général, génèrent des revenus plus élevés par rapport aux produits vivriers. Il y a une justification pour les agriculteurs d'utiliser des engrais car ils savent qu'en investissant davantage, ils peuvent obtenir un revenu à la hauteur. Les produits vivriers, en revanche, sont principalement produits par de petits agriculteurs, qui ont des ressources limitées, de petites parcelles de terre et qui manquent de formation et de connaissances adéquates. Par conséquent, à mon avis, nous devons trouver des moyens d'atteindre et de former ces nombreux agriculteurs vivriers, et nous assurer que nos recherches et nos investissements leur profitent. Il est important de s'assurer que les investissements réalisés leur sont bénéfiques.
Togo First : La sécurité alimentaire, notamment dans notre région, est également confrontée à des défis liés à la sécurité, en particulier dans une région comme le Sahel. Comment la Banque mondiale, en tant qu'institution axée sur les études analytiques et les investissements, aborde-t-elle la question de la sécurité en collaboration avec les gouvernements, notamment compte tenu de la situation actuelle au Sahel, qui s'étend également vers le Sud-Ouest ?
S.E. : Nous intégrons de manière stratégique les préoccupations de sécurité dans notre approche. Pour nous, la sécurité est également une question de développement. Dans les régions où il y a un manque de développement, de faibles investissements et de cohésion sociale, les jeunes au chômage et désengagés sont souvent recrutés pour des activités djihadistes ou des actes de terrorisme. Notre approche consiste à mettre en œuvre des projets sociaux dans ces régions pour fournir des ressources et améliorer la qualité de vie des jeunes et des femmes. Nous avons des projets de ce type dans la zone nord du Togo, en collaboration avec la Côte d'Ivoire, le Bénin et le Ghana. Par exemple, il y a le projet COSO. De même, nous avons un projet similaire dans la zone tri-frontalière entre le Niger, le Burkina Faso et le Mali. Nous développons également un projet dans la vallée du fleuve Sénégal pour prévenir le recrutement de jeunes locaux pour des activités terroristes. Ainsi, à la Banque mondiale, nous investissons dans des activités sociales et économiques qui permettent à ces jeunes de bénéficier des opportunités économiques de leur région.
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Togo First : D’aucuns pourraient dire qu'ils ont déjà entendu ce genre de déclarations qui sonnent bien dans des oreilles confortables, mais qu'il n'y a pas de résultats concrets sur le terrain. Que répondez-vous à cela ?
S.E. : Il y a toujours des sceptiques, mais il faut reconnaître les progrès réalisés. Nous devons faire un suivi et une évaluation, et montrer à la population les investissements que nous faisons. Parfois, nous ne les rendons pas suffisamment visibles, c'est pourquoi il est important d'organiser des séminaires, et de communiquer à tous les niveaux pour que les gens puissent comprendre les résultats de ces activités. Nous faisons beaucoup de choses, beaucoup d'investissements et nous avons réalisé des progrès significatifs. Par exemple, en 2006, nous utilisions seulement 8 kg d'engrais par hectare. Aujourd'hui, nous en utilisons 20. L'objectif était d'atteindre 50 kg par hectare, et nous avons donc réalisé un progrès important en doublant la quantité d'engrais utilisée. Ce n'est peut-être pas perceptible pour tout le monde, mais c'est déjà un bon résultat. Nous visons à nouveau à tripler cette quantité pour atteindre les 60 kg par hectare, en moyenne.
Togo First : Un mot pour conclure ?
S.E. : La question de l'insécurité alimentaire en Afrique est fondamentale. Nous dépensons près de 43 milliards de dollars pour importer des produits alimentaires, alors que nous pourrions utiliser ces fonds pour financer la technologie et l'éducation. Réduire les dépenses d'importation et préserver nos devises pour des besoins plus importants seraient une avancée significative. Les pays africains, les gouvernements et les bailleurs de fonds ont le devoir de travailler dur pour que l'Afrique puisse produire suffisamment d'aliments pour sa population. Nous en avons la capacité avec nos terres, notre écologie et nos ressources. C'est mon souhait qu'à l'avenir, nous soyons autosuffisants en matière alimentaire en Afrique.