Marc Stocker (Banque mondiale) : Agriculture, port, commerce extérieur … “avec la ZLECAf, le Togo pourrait voir ses IDE croître jusqu’à 135% d’ici à 2035”
Dans un contexte marqué par la pandémie de Covid-19 et les chocs économiques mondiaux qui en ont résulté, le Togo a réussi à maintenir une croissance économique résiliente. La Banque mondiale vient de publier son tout premier rapport sur les Perspectives économiques du Togo, intitulé “Libérer le potentiel de croissance du pays". Ce document offre un aperçu complet de la situation économique actuelle du Togo et de ses perspectives.
Dans la foulée de ce lancement, Marc Stocker, économiste en Chef à la Banque mondiale, revient pour Togo First sur les points saillants de ce rapport.
Togo First : La Banque mondiale vient de publier son rapport intitulé " Perspectives économiques - Libérer le potentiel de croissance du pays" ? Quels sont les principaux enseignements de cette édition ?
Marc Stocker : L'économie togolaise a manifesté une résilience remarquable face aux divers chocs depuis l'année 2020, notamment l'émergence de la pandémie de Covid-19. Nous observons une stabilisation de la croissance économique du Togo autour de 4 à 5 % depuis cette période. Bien sûr, il y a eu un ralentissement net en 2020, mais également un rebond significatif en 2021-2022. En examinant la performance moyenne à travers cette période agitée, elle reste robuste et en phase avec les performances historiques du pays. C'est un premier constat.
Malgré une reprise attendue de la consommation privée, la croissance devrait légèrement ralentir en 2023, entraînée par une décélération des dépenses publiques et de la demande extérieure. Elle devrait ensuite se stabiliser en 2024 avant de s’accélérer en 2025, notamment soutenue par le rebond attendu de l’économie mondiale.
Le moteur de cette résilience réside dans la réponse proactive du gouvernement qui a mis en place diverses mesures, notamment l'augmentation des dépenses publiques. Nous parlons ici de dépenses d'investissement et de transferts courants comme les subventions aux engrais, aux carburants, entre autres. Ces mesures ont été particulièrement utiles pour contrer l'augmentation de l'inflation qui a eu un impact sur le pouvoir d'achat des ménages.
Toutefois, cette hausse des dépenses publiques a un revers. Elle a engendré une croissance rapide des déficits budgétaires. C'est une priorité pour le gouvernement d'entamer une consolidation budgétaire dans les années à venir, avec un objectif précis : réduire le déficit à 3 % d'ici à 2025. C'est un défi de taille.
Si nous observons l'impact sur les populations ces dernières années, l'inflation a effectivement grignoté le pouvoir d'achat, malgré les interventions étatiques. L'effort continu pour stabiliser cette inflation et appuyer les populations vulnérables est donc crucial.
Enfin, ce que nous ne devons pas perdre de vue, c'est la nécessité de réformes structurelles pour débloquer le potentiel de croissance du Togo. Le gouvernement est déjà engagé dans cette voie depuis une dizaine d'années, mais il doit accélérer le rythme des réformes, surtout dans les secteurs clés comme l'agriculture.
Si les indicateurs tels que les taux d'investissement, tant public que privé, l'amélioration du capital humain et la participation au marché du travail se maintiennent aux niveaux observés avant la pandémie, la croissance potentielle du Togo pourrait connaître une baisse graduelle. Elle passerait de 5,4 % avant la crise du COVID-19 à environ 5 % d'ici à 2030, principalement due à un déclin des dividendes démographiques. Toutefois, avec la mise en œuvre de réformes structurelles ciblées et ambitieuses, le taux d'investissement privé pourrait augmenter de 10 points de pourcentage du PIB, conduisant potentiellement à une accélération de la croissance économique jusqu'à 7 % à l’horizon 2030.
Togo First : Quelles devraient être ces réformes ?
Marc Stocker : Les réformes essentielles concernent principalement le secteur agricole. L'une des priorités est la sécurisation de l'accès aux terres, un levier pour stimuler l'investissement, améliorer la productivité et accroître la compétitivité du secteur. De plus, le développement de l'agriculture irriguée est indispensable et requiert des investissements conséquents.
En ce qui concerne l'accès aux intrants, la disponibilité de semences résistantes au changement climatique, ainsi que d'engrais biologiques et phosphatés, est cruciale. Il convient également d'examiner les options pour la production locale ou régionale de ces engrais.
Les opportunités d'exportation pour le secteur agricole sont un autre axe d'intervention. Ici, l'objectif est de minimiser les entraves commerciales et de capitaliser sur les initiatives telles que la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine pour élargir les marchés d'exportation. Selon les données de ce rapport, la ZLECAf pourrait notablement renforcer l'attrait du Togo pour les investisseurs étrangers. Cette dynamique pourrait entraîner une hausse jusqu'à 135 % du volume d'investissements directs étrangers d'ici à 2035. L’intensification des réformes réglementaires et des efforts visant à améliorer la facilitation des échanges sera particulièrement cruciale pour soutenir cette tendance.
Le renforcement du capital humain sera un autre objectif essentiel pour améliorer l’inclusion et la résilience. Les réformes visant à renforcer la participation au marché du travail et l’accès à une éducation de qualité, aux soins de santé et à la protection sociale sont essentielles pour stimuler le capital humain. L’intensification des réformes réglementaires et des efforts visant à améliorer la facilitation des échanges sera particulièrement cruciale pour soutenir cette tendance.
Togo First : Étant donné que l'industrialisation du Togo est en cours mais encore naissante, et que la mise en œuvre de la ZLECAf s'intensifie, les pays faiblement industrialisés comme le Togo ne risquent-ils pas de se désindustrialiser au profit des acteurs plus importants ? Par ailleurs, pensez-vous que la position du Togo en tant que hub logistique puisse être à double tranchant plutôt qu'un avantage dans ce contexte ?
Marc Stocker : La question de la faible industrialisation face à des géants industriels déjà bien établis est légitime. Cependant, chaque pays, via une initiative comme la ZLECAf, a l'opportunité de mettre en avant ses avantages comparatifs. Pour le Togo, il s'agit notamment de ses infrastructures portuaires, qui sont déjà un actif majeur pour l'économie et qui peuvent être davantage valorisées.
En outre, le développement du secteur logistique et des services associés offre des perspectives. De même, la possibilité d'élargir les marchés pour l'agriculture au niveau régional, la transformation agricole domestique, ainsi que le développement de secteurs manufacturiers, comme le textile, peuvent être des leviers de croissance.
Il est vrai qu'une zone de libre-échange engendre inévitablement des gagnants et des perdants. Par conséquent, la capacité d'adaptation et d'ajustement devient cruciale pour maximiser les bénéfices tout en atténuant les risques et les pertes.
Togo First : Le Togo ne présente-t-il pas les caractéristiques des pays qui pourraient être perdants dans un tel marché ?
Marc Stocker : Non, la réponse est sans équivoque. Selon le rapport, le Togo fait partie des pays qui pourraient grandement bénéficier de la ZLECAf, notamment en raison des investissements centrés autour des activités portuaires. Ces dernières peuvent être particulièrement valorisées pour les exportations régionales. En somme, cela devrait stimuler la productivité dans les secteurs les plus compétitifs et servir de plateforme pour aller au-delà de cette zone, améliorant ainsi la compétitivité globale de certains secteurs togolais.
Bien sûr, la réussite de ce projet nécessite des réformes importantes, notamment sur le plan réglementaire, et une adaptation du marché du travail, d'où l'importance de la formation.
Togo First : Le Togo tire une grande partie de ses recettes fiscales de la TVA sur les valeurs en douane par exemple, près de 20% selon les données compilées par Togo First. Avec l'avènement de la ZLECAf, ne risque -t-on pas de se voir privé d’une source importante des ressources domestiques ?
Marc Stocker : Notre rapport sur les perspectives économiques traite de ces enjeux en profondeur. En particulier, il estime les pertes potentielles en recettes douanières avec la mise en place de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf) à environ 0,2 % du PIB. Bien que ce chiffre ne soit pas négligeable, il reste relativement modeste par rapport aux recettes totales de l'État, qui représentent 13 % du PIB.
Il est important de souligner que ces réformes tarifaires n'affecteront que la réduction progressive des droits d'importation sur le commerce intrarégional de produits "non sensibles". Environ 19 % des recettes publiques totales du Togo viennent effectivement des taxes commerciales, mais ces réformes n'impacteront pas d'autres sources de revenus fiscaux, comme la TVA ou les droits d'accise.
De plus, comme vous l'avez judicieusement mentionné, l'activation de cette zone de libre-échange aura pour effet de dynamiser globalement l'activité économique. À long terme, certains secteurs actuellement à faible contribution fiscale pourraient bien devenir des vecteurs clés dans l'élargissement de l'assiette fiscale et la génération de revenus pour l'État.
Togo First : Sur quels leviers le Togo devrait-il s'appuyer pour bénéficier pleinement de l’Open Market ?
Marc Stocker : L'importance du secteur agricole dans le marché du travail togolais est manifeste, d'autant plus dans le contexte de croissance inclusive et de potentiel régional. Le Togo se révèle être un exportateur net de produits agricoles, notamment via le commerce informel et transfrontalier. Ceci met en lumière la compétitivité intrinsèque du secteur. Cependant, le manque de modernisation et la vulnérabilité aux chocs climatiques, tels que la sécheresse, rendent le secteur fragile. Des investissements dans la modernisation, notamment dans l'irrigation, pourraient renforcer la résilience de l'agriculture face aux défis environnementaux.
Togo First : Le rapport indique qu'il est nécessaire de mettre en place des mesures pour atténuer l'impact de l'inflation des prix de l'énergie et des denrées alimentaires sur les ménages. Dans le même temps, il appelle à l’élargissement de l'assiette fiscale et à la réduction de certaines subventions qui bénéficient peu aux ménages les plus modestes. De quelles subventions s'agit-il ? Ces recommandations ne sont-elles pas en elles-mêmes quelque peu antinomiques ?
Marc Stocker : Concernant les préoccupations fiscales et inflationnistes, le rapport ne préconise pas l'augmentation des subventions comme moyen de lutte contre l'inflation, qui est d'ailleurs en déclin par rapport aux années précédentes. L'élément problématique demeure le coût de l'énergie, qui a un impact en cascade sur d'autres secteurs tels que le transport et le logement. L'inflation sur les produits alimentaires, qui touche particulièrement les populations vulnérables, est en baisse significative. Le rapport appelle donc à un renforcement de la capacité de production domestique, plutôt qu'à des subventions, pour rendre le pays moins sensible aux chocs externes et renforcer la résilience du mode de production.
Togo First : Quelles solutions la Banque mondiale suggère-t-elle pour améliorer la productivité agricole au Togo, étant donné les contraintes actuelles comme les faibles taux d'utilisation d'engrais, de semences améliorées et d’irrigation ? Une refonte du secteur est-elle nécessaire ?
Marc Stocker : Il n'existe pas de panacée pour moderniser un domaine aussi vaste et crucial que l'agriculture. Le maintien de la population dans des activités agricoles de subsistance s'explique aussi par le manque d'alternatives économiques. Fournir des opportunités hors du secteur agricole s'avère donc essentiel pour sa modernisation.
Sur le plan strictement agricole, l'infrastructure revêt une importance capitale. Il s'agit notamment de la maintenance des voies de communication rurales, cruciales pour l'accès au marché, et de l'électrification rurale, qui demeure une priorité majeure pour stimuler l'économie en milieu rural. Le gouvernement a déjà mis en œuvre des Zones d'aménagement agricole planifiées (ZAAP) dans des cantons spécifiques, une initiative qui pourrait servir de modèle pour le reste du secteur.
Pour compléter cette modernisation, des facteurs tels que les services de vulgarisation agricole, l'accès à la technologie, aux installations de stockage, et aux infrastructures de distribution, sont également déterminants. Ces éléments, combinés à une expansion des meilleures pratiques observées dans les ZAAP, pourraient contribuer à une modernisation plus globale du secteur agricole.
Togo First : Le rapport évoque notamment la mise en place d'un marché volontaire de crédit carbone qui est présenté comme une opportunité potentielle pour mobiliser des investissements, générer de l'emploi et contribuer à la transformation structurelle du Togo. De quoi s'agit-il et quelles sont les étapes concrètes que le Togo devrait suivre pour bénéficier réellement de ce mécanisme ?
Marc Stocker : Le Togo, avec le soutien de la Banque mondiale, a entamé la mise en œuvre de la législation nécessaire pour établir des marchés carbone, une initiative envisagée à moyen terme. Bien que les projets éligibles aux crédits carbone ne se développent pas immédiatement, l'importance de créer les institutions, les infrastructures et les capacités nécessaires pour mobiliser ce type de financement est cruciale. Selon des estimations, le Togo pourrait bénéficier d'environ 60 millions de dollars par an en termes de crédits carbone volontaires, qui pourraient générer 100 000 d’emplois d’ici à 2030. Ce financement supplémentaire pourrait accélérer l'adaptation au changement climatique et contribuer à la transformation structurelle du pays.
Les secteurs les plus prometteurs pour cette initiative sont l'agriculture, la foresterie et la gestion des ressources naturelles, domaines où les avantages comparatifs du Togo sont particulièrement manifestes.