Si je t'appelle trois fois ce n'est point une oeuvre de l'esprit ni par une quelconque fantaisie. J'ai choisi tout simplement de ne pas déroger à ce rite ancestral par lequel, en pays ouatchi, les vifs établissent l'ultime dialogue avec les parents ou les proches dont le parcours terrestre a pris fin. La nouvelle de ta disparition soudaine m'a terrassé et paralysé au point où j'ai eu besoin de si longs jours, de tant de temps pour m'arracher au silence où j'ai pris refuge. C'est au quarantième jour, jour chargé de symbole et de sens d'après nos rites, que je choisis de te parler depuis l'outre-tombe.
Je suis rassuré à présent que ton enveloppe terrestre a été rendue à la terre, vivier séculaire et matrice pourvoyeuse de vie, et que ton âme a trouvé repos dans le séjour des morts.
Tout ce temps qu'il m'a fallu pour faire remonter à la surface les souvenirs de nos destins croisés, de nos combats communs et de nos souffrances partagées. Tout ce temps qu'il m'a fallu pour évaluer nos parcours et dresser le bilan de nos actions, tout ce temps pour m'interroger sur la portée réelle de nos engagements pour la mère patrie et considérer avec regret les étapes qui ont vu s'écarter nos routes.
Ta vie est loin d'avoir été un long fleuve tranquille, oscillant ostanciblement entre tes visages multiples : l'écorché vif, le sanguin et intraitable rebelle, l'éruptif bardé d'émotion et celui de tous les jours où tu affichais une certaine bienveillance au contour insaisissable.
Dans ma mémoire à présent défilent ces épisodes saillants qui ont définitivement lié nos destins en portant nos deux noms sur le fronton de la république. Les réunions politiques secrètes à Ahligo, les raids de concertation furtives en présence d'Efoui, Ahadji, Yovodévi, nos plans de bataille, la conception des tracts et leur déploiement en ville et parfois sur l'ensemble du pays. La rafle du 27 juillet 1990 par la police secrète d'Eyadéma de toi et moi en plus de onze braves étudiants. Nos transfèrements à la faveur de la nuit profonde dans les lieux de détention secrète disséminés en ville et dans les centres de tortures dits de "traitement", pour reprendre la sinistre terminologie de nos bourreaux. Les cellules obscures et infestes. Les tête-à -tête tendues avec les forces occultes du système et les bras de fer spirituels dont nous sortions toujours vainqueurs.
La table de torture des hommes de Lao-Kpessi, les électrodes fixées aux doigts, tantôt aux oreilles ou ailleurs...La monstrueuse décharge électrique qui nous déchirait le corps tout entier et les énormes coups de fouets qui labouraient nos dos pliés. Hurlements et sanglots. La peur, la faim et l'imminence d'une fin fatale ... Hilaire, je me rappelle bien que dans notre malheur ton malheur à toi était encore plus cruel.
Tu fus plus malmené, plus battu, plus "traité" sans doute aussi. Je me rappelle tout particulièrement de ce matin là où ils sont venus te chercher les deux bras menottés dans le dos. Tu es parti en petite culotte, le torse dénudé et sans dire un mot. Et quand le soir venu ils t'ont ramnené en cellule, tu saignais d'une plaie ouverte au front, ta langue qui parlait de liberté et d'Etat de droit était boursouflée et ton imposant corps partout couvert d'hématomes.
Dans le secret de notre cellule tu me disais lorsque le groupe des onze avait été remis en liberté de ne pas t'abandonner s'il advenait qu'on me libérait à mon tour. Je te l'avais promis avec autant de serénité que je n'étais pas homme à trahir mes convictions. Quoi qu'il advienne on triomphe ou on périt tous les deux, et d'ailleurs la détermination affichée lors de nos interrogatoires impressionnait, sans doute, nos bourreaux au point où jamais jamais ils n'a pas été possible de nous jouer l'un contre l'autre. Fermes et déterminés comme le roc, et ne voyant plus d'issue à notre situation, nous avions toi et moi juré de faire don de nos vies et de mourir martyrs si les circonstances l'exigent, revendiquant avec une certaine fierté notre identité d'opposants en lutte pour un Etat de droit et notre appartenance à la CDPA, structure encore clandestine à l'époque. Et alors qu'on s'y attendait le moins, nous voilà renaître à la vie, auréolés du laurier des vainqueurs illustrant parfaitement la maxime christique selon laquelle celui qui veut préserver sa vie la perdra et celui qui donne la sienne sera sauvé.
Grâce au réveil énergique du peuple ayant parfaitement compris notre message, et grâce à la synergie des militants des droits de l'homme, de nos avocats volontairement constitués, de nos relais non encore démantelés et d'un grand nombre d'acteurs de l'ombre, la citadelle de l'oppression s'était écroulée. Nous venions de toucher du doigt le saint graal !
Me voici aujourd'hui à tes pieds mon frère et compagnon Hilaire, toi et moi que la vie et le combat pour la démocratie ont tant fusionnés. Me voici tétanisé jusqu'aux os à devoir témoigner de ton parcours que tu as si malencontreusement rendu ambivalent au regard des choix politiques qui ont été les tiens ces dernières années. Moi qui ne sais pas tricher avec mes convictions et mes opinions. Aussi n'ai-je pas manqué de marquer ma distance par rapport au soutien bruillant et ostentatoire que tu as cru devoir apporter au nouveau maître du pays alors que le cours des évènements et tout sur l'échiquier politique devraient t'inspirer prudence et circonspection à l'égard d'un régime, à l'évidence toujours hostile au changement et toujours enclin à faire la guerre à son propre peuple. Si Faure Gnassingbé mérite jamais un soutien ce devrait être un soutien critique dont la courbe marquerait au curseur la portée des actes politiques que pose son gouvernement.
Au cas par cas sur l'écoute des aspirations profondes du pays; au cas par cas sur la santé des institutions républicaines; au cas par cas sur la transparence et la vérité des urnes; au cas par cas sur les actes de bonne gouvernance; au cas par cas sur l'orthodoxie dans la gestion des finances publiques; au cas par cas sur le recul du tribalisme dans la gestion des affaires de l'Etat; au cas par cas sur l' engagement des pouvoirs publics à panser les plaies et à faire oublier les sévices des longues années de dictature de plomb dans notre pays; au cas par cas sur l'avancée de la justice sociale dans le pays et du bien-être des populations en général.
Au fait, j'aurais tellement voulu qu'ici encore, tu aies une longueur d'avance et que les faits te donnent raison. Mais c'est méconnaître la nature retorse et arrière-gardiste des gens du pouvoir et c'est se méprendre sur la volonté d'auto recyclage d'un régime dont le chef délimite le périmètre de son pale bilan politique principalement en alternant le verbe volontairement trompeur et la posture de circonstance qui ne trompent plus personne. Hilaire, par naiveté ou par je ne sais quel calcul malheureux, tu as prêté le flanc et les faucons du RPT ont couvert de boue l'immense symbole vivant que tu fus pour ton peuple, un statut qu'aucun trésor de ce bas monde n'aurait pu acheter.
Néanmoins, tu restais à mes yeux le fils prodige dont nous attendions le retour au bercail et que le sort nous a enlevé trop tôt. Oui je n'ai rien oublié tes oeuvres et je sais que rien, fût il l'imprescriptible silence qu'impose la mort, ne peut effacer le courage monumental que tu as eu à tes heures glorieuses, lorsque beaucoup d'autres ont préféré pour sauver leur peau adopter profil bas.
Ici encore je n'ai su dissimuler mes mots derrière je ne sais quelle fausse convenance et je t'ai fait part de mes sentiments. C'était lors de notre dernier échange téléphonique, si je ne m'abuse, pendant le printemps 2013. Tu étais de retour auprès de ta famille au Canada et tu me laissais entendre que tu n'envisageais plus de retourner au pays, en raison de la précarité persistante de ta situation et de ta santé qui déclinait constamment. J'ai ressenti dans tes propos désabusés une confession ambarassée de tes nouvelles déceptions... Sibi ton épouse digne et silencieuse, aujourd'hui veuve éplorée, était à côté et la mienne assise à ma gauche. Je t'avais redonné courage et exhorté à prendre du recul et à tirer les enseignements qui s'imposent, et surtout à rester à l'écoute de ton état de santé et à te soigner convenablement.
Aujourd'hui tu n'es plus de ce monde, mais la mort physique n'est un drame en soi. Elle est l'aboutissement d'une vie et le point de départ d'un perpétuel recommencement, peu importe qu'elle eût été longue ou trop courte. C'est un rendez-vous auquel nous répondrons tous, chacun en son temps. Je souhaite vivement que tous ceux qui auront connu l'histoire de ta vie en retiennent le meilleur et oublient les erreurs de parcours. Peuples, je me tourne vers vous. Prenez la crème et laissez la croute qui l'enrobe ! Je conclus cet hommage sur ces mots de Caritas Condorcet . "Ne me parlez pas de leur éloge mais de leur histoire. Car on ne doit aux morts que ce qui est utile aux vivants : la vérité et la justice"