Je sortais de chez moi, jeudi passé, autour du huit heures du matin, quand je butai devant ma porte sur la femme du gardien de mon voisin. Elle était tout de rouge vêtue et semblait très pressée. Je lui demandai où elle allait si hâtivement avec cet accoutrement inhabituel. Elle me répondit qu’elle se rendait à une marche de protestation organisée par des femmes maliennes pour réclamer la libération des lycéennes nigérianes enlevées par la secte islamiste Boko Haram. La version malienne du désormais célèbre #bringbackourgirls. J’ai souri, et lui ai demandé si son mari était au courant de son programme. « Bien sûr qu’il est au courant, c’est d’ailleurs lui-même qui m’a demandé d’aller me joindre à la manifestation, tu sais, il est très énervé contre ces barbares qui non seulement ont pris en otage des enfants des gens, mais qui se permettent de les marier et les faire esclaves. » Là, je n’ai pas pu me retenir et j’ai pouffé de rire.
Pauvre Boko Haram, que je me suis dit. « A force de fréquenter les dépotoirs, on finit par se faire traiter de brouillon par le porc » dit l’adage. Le gardien de mon voisin, celui-là qu’on dit remonté contre Boko Haram, est le plus grand esclavagiste que j’aie jamais vu de toute mon existence, pratiquant l’esclavage avec ses propres enfants. Le monsieur est un miracle au niveau de ses reins, des reins à classer au patrimoine mondial de l’Unesco, parce que chaque fois que je croise sa femme, depuis cinq ans maintenant que je la connais, elle porte soit une grossesse dans le ventre, soit un nouveau-né dans les bras et un bébé au dos, ou les trois à la fois : Grossesse dans le ventre-nouveau dans les bras-bébé au dos. Je me suis tellement habitué à ce cycle infernal de fabrication d’enfants que quand je rencontre le fabricant, je demande ainsi la fabricante : « Salut Monsieur, et madame, elle a accouché ? » et sa réponse a toujours été qu’elle a accouché depuis une semaine, ou elle accouche dans une semaine. Les garçons du couple reproducteur sont expédiés, dès cinq ans, dans les rues, une boîte de tomate en main, pour mendier, et les filles placées comme domestiques, dès sept ans, dans des familles de Bamako ou des autres villes du Mali. Voilà le couple qui me parlait, ce jeudi, d’aller manifester contre les barbaries de Boko Haram. On joue la comédie, comme dirait l’autre !
#bringbackourgirls, le hastag de toutes les hypocrisies ! Depuis quelques semaines, tous les pères et toutes les mères sont devenus de bons parents, des parents sensibles partageant la douleur de ces pauvres femmes et hommes attendant leurs filles enlevées par les démons de Boko Haram. Des femmes employant depuis des décennies des petites filles qu’elles ont copieusement baptisées « bonnes », des fillettes qu’elles exploitent, insultent, humilient, frappent, blessent à loisir, des fillettes qu’elles ont délicieusement refusé d’inscrire à l’école, des fillettes qu’elles ont gracieusement mises à la merci de leurs propres enfants, oui, ces femmes qui assassinent jour après jour des dizaines de jeunes filles dans leurs cuisines aussi crient haro sur Boko Haram. Des hommes irresponsables la braguette toujours ouverte sur tout ce qui peut les accueillir, déversant comme dans une production en série des dizaines d’enfants dans les rues année après année, ces distributeurs automatiques d’enfants de rues aussi disent s’insurger contre Boko Haram. Des proxénètes aux marabouts exploitants d’enfants démunis, des trafiquants d’enfants aux fossoyeurs d’orphelins, des marieurs de mineures aux dealeurs de bébés, tout le monde scande la devise à la mode : « Démons de Boko Haram, ramenez les enfants des gens ».
Bien sûr que Boko Haram est un démon, mais il n’est pas seulement au Nigéria, ce démon. Je suis tellement étonné que c’est seulement après l’enlèvement de ces 200 filles que le monde des indignés et des marcheurs a compris que Boko Haram peut faire du mal aux enfants. Ce Boko Haram que nous côtoyons, que cautionnons, que nous sommes tous les jours. Boko Haram, c’est toutes ces femmes qui exploitent à outrance leurs domestiques, et elles sont partout autour de nous. Boko Haram, c’est ces hommes qui font des enfants avec pour seul planning l’adage aussi idiot que toutes les bouches qui le prononcent : « Dans chaque bouche qu’il fend Dieu met du mil. » Boko Haram, c’est ces religieux qui marient des filles mineures et qui sont prêts à vous justifier leur crime par des versets coraniques – et ils ne sont pas seulement au Nigeria. Boko Haram, c’est ces pères qui trafiquent leurs filles dans des mariages arrangés contre quelques billets de banque, invoquant, hélas, les sacro-saintes recommandations des traditions africaines, et ces mères complices qui pour toute protestation contre l’avilissement de leurs filles n’ont que leurs larmes à verser – elles sont des Boko Haram passives, ces femmes pleureuses, mais des Boko Haram quand même ! Boko Haram, c’est tous les acteurs directs et indirects de tous ces réseaux de trafic de jeunes filles de nos pays vers le Liban… Tous ces otages ne sont pas moins en danger que ceux détenus par les islamistes nigérians.
A bien regarder, nous traînons, tous, une fillette ou un garçonnet quelque part en captivité, une fillette ou un garçonnet que nous privons de son éducation, de sa liberté, de son avenir, de sa vie, comme le fait aujourd’hui la secte islamiste de ces 200 jeunes Nigérianes. Et ce serait bien qu’avant de faire des shows médiatiques sous prétexte qu’on voudrait faire libérer les otages du Nigeria par nos marches et nos hashtags, nous pensions tout d’abord - parce que c’est normalement plus facile - à libérer nos propres victimes, Boko Haram que nous sommes tous.
David Yao Kpelly
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