Les Assemblées générales de la Banque africaine de développement se sont tenues du 19 au 23 mai à Kigali (Rwanda). Elles ont fait le constat que l’Afrique a connu au cours de la dernière décennie une croissance économique impressionnante. Pourtant, les richesses ainsi produites échouent à améliorer le niveau de vie des populations à travers le continent.
Pourquoi le nombre des pauvres continue-il de s’accroître ? La réponse est simple : les inégalités détruisent le lien entre la création de richesses et l’amélioration des conditions de vie. Comme le livre récent de Thomas Piketty [Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013] le montre bien, ce phénomène est universel. En Afrique, l’accroissement des inégalités signifie des sociétés entières de plus en plus privées de chances de progrès.
Il n’y a pourtant nulle fatalité en cela. Nous venons de montrer dans le rapport de l’Africa Progress Panel pour 2014 que les leaders politiques africains ont aujourd’hui une chance unique de réaliser une percée vers le développement humain. Il leur revient pour cela de choisir résolument un modèle de développement inclusif.
LA MALNUTRITION POURRAIT ALORS DISPARAÎTRE
Ils y parviendront en choisissant désormais de multiplier les opportunités en faveur de ceux qui, pour l’instant, restent à la traîne. Il est essentiel qu’ils donnent priorité au secteur où la croissance a pour cela le plus fort impact : l’agriculture. Alors que les deux tiers de sa population vit dans l’agriculture, l’Afrique ne peut provoquer un changement durable et de grande ampleur de ses conditions de vie que par une révolution dans son agriculture et ses pêcheries.
Il doit être mis fin à la contradiction paradoxale entre le potentiel dont dispose l’Afrique de se nourrir elle-même et la persistance de conditions de sous-alimentation largement répandues sur son territoire : le quart des Africains sont mal nourris. Doubler la production agricole du continent est nécessaire pour en finir avec cette situation honteuse ; notre rapport indique qu’un tel résultat pourrait être atteint en cinq ans.
Ainsi serait inversée la tendance qui a vu le coût des importations alimentaires du continent atteindre 35 milliards de dollars. La malnutrition pourrait alors disparaître et l’Afrique pourrait contribuer à répondre aux besoins alimentaires croissants du monde. Cette révolution verte constituerait une énorme opportunité en termes de marché mondial ; les pays d’Afrique sont mieux placés que beaucoup d’autres pour la saisir en raison de leur potentiel agricole.
Quelques conditions sont indispensables à la réussite d’un tel changement. La première est que les gouvernements tiennent leur promesse de consacrer 10 % de leurs budgets à l’agriculture. Six pays seulement s’y sont pour l’instant tenus, alors que dix-huit autres ont reculé à cet égard.
CONDITIONS INDISPENSABLES À LA CROISSANCE
Des routes en misérable état, des équipements portuaires insuffisants, l’accès à l’eau et à l’électricité limité ruinent les efforts des agriculteurs d’améliorer leur condition au-delà de la simple subsistance. L’amélioration des infrastructures constitue donc une seconde clé pour que les agriculteurs puissent réaliser leur potentiel.
Faire face à l’exclusion financière est un autre des défis les plus urgents. Beaucoup d’Africains pauvres, en particulier les femmes et les ruraux, n’ont ni comptes bancaires, ni accès aux crédits et aux assurances, conditions de plus en plus indispensables à la croissance.
Un autre domaine où le changement s’impose est la bonne gestion des ressources naturelles. L’Afrique perd 17 milliards de dollars par an du fait de l’exploitation illégale de ses forêts. Au même moment, la pêche illégale non déclarée ou non réglementée coûte chaque année 1,3 milliard de dollars à l’Afrique de l’Ouest.
Une plus grande transparence est essentielle pour mettre fin au pillage de ces ressources naturelles. Les gouvernements devraient publier les termes de leurs contrats avec les opérateurs dans les secteurs forestiers et de la pêche, et réprimer de façon radicale les transactions illégales.
La coopération internationale en ce domaine est essentielle car les autorités ont à faire face ici à des compagnies multinationales. Comme on le voit, une bonne part des facteurs du changement nécessaire relève des gouvernements africains. La communauté internationale a, elle aussi, pourtant un rôle à jouer.
PILLAGE
Une contribution précieuse pourrait consister dans une coopération étroite pour éliminer tous les subterfuges qui permettent le pillage - en toute légalité - (à travers les centres off-shore, par exemple) des ressources naturelles africaines. Faire face à leur part des charges financières liées au changement climatique est une autre responsabilité que nos pays ne peuvent éluder. Pour cela aussi, des promesses ont été faites. Elles ne sont pas tenues. L’insuffisance du financement des infrastructures africaines va, elle aussi, s’avérer élevée.
En 2009, ce déficit était évalué à 48 milliards de dollars par an pour les dix prochaines années. La Banque mondiale a un rôle majeur à jouer ici et le Fonds Africa 50 de la Banque africaine de développement, adossé à l’Union africaine, pourrait aussi contribuer à mobiliser des ressources privées.
On pourrait même dire qu’il y a surabondance d’instruments de financement : leur emploi devrait être rationalisé en confiant une mission de coordination à la Banque africaine de développement. Il est également vital d’assurer l’élaboration continue de projets «banquables». En tout ceci, le leadership des gouvernements africains s’impose.
On le voit, l’agriculture africaine est en situation d’échec du fait de l’insuffisance de ses politiques. L’Afrique ne peut s’y résoudre car réaliser l’énorme potentiel de son agriculture permettrait d’éradiquer son extrême pauvreté, comme elle va s’y engager, avant 2030.
Il lui faut pour cela entrer dans un nouvel âge de ses interventions publiques : réduire efficacement les inégalités, privilégier l’inclusion sociale de ses agriculteurs et allouer à l’agriculture une partie au moins des ressources dont elle est aujourd’hui spoliée. Cet objectif est à sa portée. Le G8 et les grands pays émergents doivent l’y aider. C’est l’intérêt de tous.
• Michel Camdessus (membre de l’Africa Progress Panel, Nations unies)