Une lettre ouverte au Premier Ministre Togolais venant du Togolas vivant au Mali, Yao David Kpelly, écrivain. Dans cette lettre, l’auteur interpelle Ahoomey-Zunu sur certaines choses qui représentent des vérités inattaquables, pour lui David.
« (…), un soir, marchez doucement au bord d’une rue de votre quartier, observez les groupes de gens qui y devisent gaiement en riant et en tapant des mains avec allégresse, demandez-leur ce qu’ils font comme activité, ce qu’ils ont mangé de la journée, combien ils ont dépensé, combien ils ont épargné, où ils logent… vous remarquerez que les Togolais n’ont pas besoin de grand-chose pour être heureux (...). » Cet extrait résume en partie ce que l’auteur veut exprimer au chef du gouvernement pour l’interpeller sur les conditions de vie des Togolais. Il s ’attarde sur le rapport onusien sur le bonheur pour exposer un certain nombre de difficultés reconnues par le premier ministre qui en a longuement exposer des pistes de solutions dans son discours programme présenté à l’hémicycle le mercredi 16 septembre dernier.
Lecture de l’intégralité de la Lettre.
Bamako, le 18 septembre 2013
Monsieur le Premier ministre,
J’espère que vous vous portez bien, vous et votre famille. Remercions-en le Ciel. Je ne sais pas, Monsieur le Premier ministre, comment vous avez reçu le dernier rapport de l’ONU sur le bonheur qui classe le Togo comme le pays où les populations sont les plus malheureuses au monde dans un groupe de 156 pays, mais cela a dû vous faire très honte. Ce n’est quand même pas normal que ce Togo-là que vous vendez à coups de pubs, par millions interposés, sur tous les médias internationaux, comme un pays qui a amorcé son développement avec Faure Gnassingbé, ce pays qu’a chanté notre mémé à nous, Aicha Koné, comme un pays où il y a la joie, la paix et la prospérité, soit ainsi humilié ! Et dire que c’est l’Onu, l’un de vos plus grands partenaires, l’Onu qui vous a toujours félicités des efforts que vous faites pour hisser le Togo au sommet, dire, donc, que c’est cette Onu-là qui vous a fait ce coup ! Ce proverbe de chez nous n’a pas menti, si le rat domestique ne te vend pas, le rat sauvage ne peut t’acheter. Soit.
Permettez-moi, Monsieur le Premier ministre, cette petite digression, mais c’est juste parce que ce rapport sur le bonheur a un lien très intime avec le sujet qui nous unit, vous et moi, depuis cinq mois maintenant. Anselme Sinandaré, ce garçon de douze ans tué par un de vos policiers-militaires-gendarmes à Dapaong en avril 2013 et dont vous avez promis, sur les ondes de la Radio France internationale, RFI, d’élucider la mort à travers une enquête. Une enquête dont nous n’avons jusqu’ici aucun écho. Et que je me fais le devoir de vous rappeler pour la cinquième fois, en ma qualité de citoyen, de simple citoyen togolais, de frère d’Anselme.
Monsieur le Premier ministre, comme la plupart des Togolais, je me suis indigné devant ce rapport de l’Onu, parce que taxant les Togolais de très malheureux, il constitue pour nous une très grave injure, surtout venant d’une institution ayant été complice de la dégradation de la situation sociopolitique de notre pays depuis 1963. Je l’ai bien dit dans mon billet d’indignation, nous, Togolais, ne sommes pas malheureux. Nous sommes peut-être frustrés, mais pas malheureux. Parce que nous réussissons, jour après jour, de plus en plus enfoncés dans la boue de nos misères, de nos déchéances, à nous créer nos propres exploits, notre propre bonheur, même s’il est relatif. Toute banalité peut être source de bonheur pour nous, Togolais appauvris et déchus : une maison construite, une voiture achetée, une moto, un voyage, un petit fonds de commerce, un mari, une femme… et, surtout, un enfant.
Oui, Monsieur le Premier ministre, un enfant. Les parents y voient l’espoir, leur opulence, leur quiétude de demain, et surtout les honneurs qui les accompagneront à leur dernière demeure, honneurs à eux rendus par le fruit de leurs entrailles. C’est pourquoi quelle que soit la dèche, chaque parent togolais sourit au fond de lui, chaque fois qu’il voit son enfant revenir de l’école. L’avenir. Votre mère et votre père ont souri, ils peuvent vous le témoigner, chaque fois qu’ils vous ont vu revenir de l’école. Et ils sourient, aujourd’hui, tous les jours, où qu’ils soient, chaque fois qu’ils vous voient, vous, leur petit enfant devenu une personnalité. Leur bonheur, vous.
Mais voilà, Monsieur le Premier ministre, qu’un matin, un de vos policiers-gendarmes-militaires a décidé, sans aucune raison, de mettre fin, éternellement, au bonheur d’un père, d’une mère et de plusieurs frères et sœurs. Il ajuste son fusil chargé et abat un enfant de 12 ans ! Voilà qu’un matin, vos collègues ont décidé, mus par une aigreur et une haine gratuites, de mettre fin au bonheur d’une femme et de ses enfants. Ils accusent leur mari, leur père, d’avoir brûlé des marchés, l’emprisonnent sans preuves et le tuent en prison. Voilà qu’un matin, un de vos policiers décide de mettre fin au bonheur d’un chômeur déchu recyclé en conducteur de taxi-moto. Il confisque sa moto, son seul fonds de commerce, invoquant un refus d’obtempérer obscur…
Monsieur le Premier ministre, vous êtes, il vrai, trop haut perché pour le comprendre, pour le croire, mais sachez qu’un enfant d’un paysan tué, une moto d’un jeune zémidjan confisquée, un homme injustement incarcéré, un marché brûlé, une bourse d’études d’un enfant de pauvre détournée, et même, oui, même un billet de cinq mille francs soutiré par un agent de l’administration à une veuve… tous ces actes que posent, ces gestes que font tous les jours vos agents avec autant de naturel, autant de plaisir qu’un oiseau qui chante sur une branche, sont des bonheurs que vous détruisez éternellement. Je pourrai vous donner l’exemple d’une femme de mon village Mission-Tové devenu démente jusqu’à sa mort, après la subite mort de son fils étudiant pendant les années 90, ou celui d’un jeune élève brillant devenu un alcoolique à vie, parce que la bourse d’études qui lui était destinée pour sa brillante réussite au bac a été détournée.
Monsieur le Premier ministre, je ne ferai pas long, comme d’habitude, mais je voudrais juste, très humblement, vous demander ceci avant de clore cette sixième lettre : un soir, marchez doucement au bord d’une rue de votre quartier, observez les groupes de gens qui y devisent gaiement en riant et en tapant des mains avec allégresse, demandez-leur ce qu’ils font comme activité, ce qu’ils ont mangé de la journée, combien ils ont dépensé, combien ils ont épargné, où ils logent… vous remarquerez que les Togolais n’ont pas besoin de grand-chose pour être heureux. Et que si vous n’arrivez pas à les rendre heureux, mais vous plaisez au contraire à détruire leurs petits bonheurs, à confisquer sans raison leurs fonds de commerce, à emprisonner sans preuves leurs conjoints… à assassiner gratuitement leurs enfants, vous remarquerez, Monsieur le Premier ministre, que si des gens aussi modestes ne sont pas heureux dans le pays que vous dirigez, c’est que vous n’avez pas de cœur. Que non !
PS : Ah, Monsieur le Premier ministre, permettez-moi de me joindre aux bonnes voix pour saluer votre nouveau mandat. Quand on considère tous les saltimbanques de la politique togolaise rôdant autour de l’héritier du trône de Lomé 2, Togbui Faure Gnassingbé II, avec la même envie qu’un chat rôdant autour d’un gigot au feu, cherchant à prendre votre place, on se dit que vous avez beaucoup de chance d’être reconduit. Vous avez la chance d’une antilope qui passe la nuit et se réveille sans égratignures dans le même lit qu’un lion affamé. Et c’est rassurant pour nous. Un Premier ministre qui a de la chance. Et qui fait des enquêtes… euh, je crois.