Le jeu analogique me tente, je l'avoue. Non pas que je compte vraiment en tirer un enseignement, l'appliquant à la situation que vit notre pays actuellement, car des discours plus sérieux, faits par des savants ont été déjà mille fois développés à ce sujet, sans nous apporter quelque enseignement que ce soit. Mais la raison principale de cette tentation est que, peut-être, le détachement et l'auto-dérision aidant, nous pourrions, après avoir ri de nous-nous, nous défouler en quelque sorte, nous décharger d’un poids innommable qui nous oppresse. Évidemment, je me demande aussi à quoi cela sert.
Voilà. Nous étions à Ebissikpamé, littéralement, la cour de l'ABC ( on prononçait ABC à l'anglaise), officiellement, cette cour existe encore et est celle de l'école catholique de Kokétimé. Nous jouions au foot( avec un ballon de n’importe quelles dimensions, même une balle de tennis), sur un terrain peu conventionnel, épousant juste le périmètre de l'espace entre un des murs de clôture et l'alignement des salles de classe. Le plus souvent sans arbitre, car de fautes, et même les buts, parfois, il n’y en avait que lorsque, après une longue discussion, nous arrivions, de guerre lasse, à l'admettre tous. Le temps des matchs était celui au bout duquel nous nous sentions assez fatigués pour les arrêter ou celui où, désertant la partie les uns après les autres pour rentrer chez nous ou vaquer à d’autres occupations, faute de joueurs suffisants, une logique généralement non prévue intervenait et nous obligeait à siffler la fin, de manière tacite.
Mais, il y avait une autre logique que nous redoutions, celle que nous imposait une vieille femme qui vendait des cacahuètes, des beignets, des bonbons et autres friandises dehors, juste de l'autre côté du mur de clôture, au bord de la rue. Nous l'appelions Mama Goalier. Et elle le savait. Elle s’en vantait même, non sans y mettre la mimique et le ton sardoniques. Quand la balle, jouée trop haut allait, en retombant, percuter son étalage de marchandises, elle la saisissait, la mettait en lieu sûr et nous attendait, dans une attitude de raidissement du corps, le front plus ridé que jamais sous l’effet de la tension, le regard bien endurci, parfois un bâton à la main, prête à frapper. Nous savions que nous n'avions aucune chance de récupérer le ballon, mais nous allions quand même la voir.
Supplication, flatteries, chansons, danses, choses qui, avec d'autres vendeuses détendaient l'atmosphère et les faisaient plier, étaient sans effets sur Mama Goalier. Cynique, décidée à nous narguer, elle nous répétait sa phrase, son principe que nous connaissions déjà par cœur :« Mama Goalier me nye. Me lii ke! Nye me tsɔ ge a na kpɔ o!» (Je suis Mama Goalier. Je l'ai saisi, je ne le rendrai jamais)!
Les espaces étaient bien définis, bien délimités: celui des joueurs d’un côté, et celui de Mama Goalier qui, elle, ne plaisantait pas, de l’autre. Les jeunes joueurs ne pouvaient rien contre l’envie et l’habitude de s’amuser et il était impossible à Mama Goalier de changer de caractère et de rendre le ballon saisi.
Retournons à Ebissikpamé ( loin de moi l'idée d'insinuer que nous sommes à l'ABC de la politique, car la politique au Togo, ce sont des savants, de grands intellectuels qui la font, des gens nantis de diplômes es-science politique ). Le problème n'est pas vraiment qu'ils perdent leur latin devant Mama Goalier, mais qu'ils savent que ce n'est pas à force de longs développements juridiques, logiques, politiques, éthiques sur la démocratie, le patriotisme, la tolérance, l’amour fraternel, la nécessité de garantir un avenir prospère à nos populations etc. qu'ils la convaincraient de rendre le ballon. Ils s'entendront toujours répéter :«Je l'ai confisqué, je ne le rendrai jamais!». Et pourtant!
Je crois que ce ne sont pas ces discours que Mama Goalier aimait et était disposée à écouter. Elle n'en voyait pas l'utilité. Par contre, je crois bien que, bon gré, mal gré, elle devait trouver normal, au moins supporter le brouhaha des classes enfantines qui ânonnaient, au cours de la leçon de vocabulaire sur les différentes parties du corps humain, en français et en mina :«La tête, eta, les cheveux, eđa, le front, ŋgonu , le ventre, podo ...». Mais cette litanie ne se terminait pas par le ventre, podo. Le ventre, on ne le voit pas, on ne le montre pas par pudeur. Il faut même faire comme si ce n’est pas à lui que nous pensons toute la journée en classe. Bien sûr que l’identification de la tête, eta, était nécessaire pour savoir que c’est elle qui nous permet de réfléchir et de prendre les bonnes décisions dans la vie, que nommer les organes des sens, c’est nous les approprier pour nous orienter et que le ventre, podo, central, ne saurait être omis ou supprimé sans mettre en péril tout le corps, toute l’existence. Mais c'est avec les doigts, oui «les doigts aloviwo ooo», phrase que nous psalmodions le plus haut possible, les mains levées, vibrantes que la litanie se terminait. Ah, on raterait toute la litanie sauf le merveilleux moment où il fallait agiter, faire vibrer les doigts en l'air pour s’assurer soi-même qu’on existait et montrer au maître qu'on était bien là.
Si vous avez ri, beaucoup, moyennement, un peu ou tout au moins souri, ma fable a atteint son but.
Le personnage à identifier à Mama Goalier, vous pouvez le deviner. Il n’a pas la tête blanchie par l’âge, ni le visage chiffonné de rides, mais, il n’est pas moins attaché à un vieux système, démodé, même croulant et ne crie pas moins, hystérique, la balle saisie, caressée, mise en lieu sûr:«Me lii ke, nye me tsɔ ge a na kpɔ oo!» Alors, faîtes vos discours pour le raisonner, l’amadouer, le flatter ou le provoquer…Chantez, dansez. Il n’a qu’une réponse: «Me lii ke, nye me tsɔ ge a na kpɔ oo»!
Peut-être, pensez-vous qu’il faille l’amener à Ebissikpamé pour lui inculquer dans la tête, justement, ce qu’on fait avec «la tête, eta»? Peut-être lui demanderiez-vous d’ouvrir «les yeux, ŋkuviwo», non pas forcément pour avoir une plus vaste vision de la nation, ce serait trop lui demander, mais juste pour voir un peu plus loin que le bout de son nez. Mais je doute fort que votre entreprise puisse avoir quelque succès. Elle ne produira certainement pas plus d’effet sur lui que la psalmodie des classes enfantines sur Mama Goalier qui avait dû l’entendre plus d’une fois par jour.
Maintenant, « ne wo so na asea, a so na afĩ» (si tu rends justice au chat, il faut aussi rendre justice à la souris), dit le proverbe, Mama Goalier n'est pas la seule personne de l'histoire à vouloir garder et défendre bec et ongle ce qu'elle a confisqué et à répéter «me lii ke, nye me tsɔ ge a na kpɔ o!». Ne me demandez pas qui encore au Togo se comporte de la même façon. Et, qu'est-ce que ces gens ont donc saisi, palpé, caressé, confisqué, caché et ne sont pas prêts à céder?