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LE SABBAT EST FAIT POUR L’HOMME…( à Frédéric A. Galley )
Publié le mardi 7 octobre 2014  |  icilome




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Mon cher Frédéric,

«Poser le principe de la loi comme fondement de tout exercice du pouvoir démocratique» dis-tu ? Je ne puis qu’être d’accord avec toi. J’ai hésite, pour te répondre, entre deux titres : Le sabbat est fait pour l’homme et La loi est faite pour l’homme. Je connais l’esprit chicaneur de certains de nos compatriotes qui sauteraient juste sur le mot sabbat pour dire que nous ne sommes pas en religion. Et pourtant, le sabbat n’est-il pas le symbole même de la loi : le but de la loi, les bienfaits à tirer d’une loi juste, équitable, qui s’appliquerait à tous, parce que sans cette loi, nul ne serait en repos, nul ne se sentirait en sécurité nulle part, aucune société n’aurait d’avenir, livrée à tout vent d’aventuriers, de brigands, de hors-la-loi, comme je voulais le signaler dans mon article auquel tu as bien voulu réagir ?

Il n’y a pas que cet aspect repos individuel de l’esprit et stabilité juridique et sociale dans le symbolisme du sabbat. Il y a aussi cette nécessaire dimension spirituelle de l’Homme, sans laquelle nous vivrions, nous nous comporterions ni plus, ni moins que comme des bêtes sauvages que régit la loi de la jungle. Qu’un homme, ou un groupe d’hommes se lève un jour pour conquérir le pouvoir par les armes, ou qu'il s'y maintienne parce qu’il dispose de suffisamment d’armes pour terroriser les autres, les réduire au silence, n’est-ce pas à cela que nous avons assisté, non seulement sous la colonisation, mais aussi, dès la fin de la colonisation ou presque à partir d’un certain dimanche matin du 13 janvier 1963 ?


Certains nous parlent de la vision du Togo 2030 ! Pour avoir une vision, il faut ne pas choisir délibérément de fermer les yeux sur ce qui a été, sur ce qui est. Il faut cesser de fixer son regard sur le bout de son nombril. Il faut sortir des ténèbres du passé pour pouvoir entrer dans la lumière de l’avenir. Ma vision à moi, je la vois au-delà de 2030. Je la vois pour l’homme togolais, pour l’homme africain. Ce qui ne m’empêche pas de considérer les ténèbres du passé et du présent.
J’avais 16 ans et j’étais dans un train qui me ramenait de Kpalimé à Lomé : la terreur et la consternation s’étaient emparées de tous les voyageurs et on disait d’abord que c’étaient des soldats ghanéens qui venaient d’envahir le Togo, à cause du conflit sur l'ancien Togo britannique, entre Olympio et N'Krumah. Certains hommes se déclaraient prêts à mourir, jurant qu’ils combattraient, même s’ils pouvaient simplement disposer de coupe-coupe. Ce n’était pas seulement la loi fondamentale qui venait d’être rompue. Le repos, non pas seulement celui du dimanche qui venait d’être violé, souillé de sang, mais le repos de l’esprit. Tout au long du voyage, les gens préoccupés, agités se demandaient ce qu’étaient devenus parents, enfants et ce que deviendront les lendemains du Togo si l’armée ghanéenne nous envahissait. Il y eut d'abord , vers Avetonou, un ordre d'interrompre le parcours du train, puis bientôt un autre de poursuivre le voyage, puis un contre-ordre d'arrêter à nouveau et enfin, l'autorisation de reprendre le trajet...C'était, sans ironie, un sabbat de tous les diables. Ce n’est que vers Assahoun qu’on apprendra, grâce aux radios étrangères d'abord, puis à radio-Lomé ensuite, que ce sont des soldats togolais qui avaient perpétré un coup d’État, assassiné le premier président élu selon la loi. La voix de l'adjudant-chef Emmanuel Bodjolé, tonitruante sur radio-Lomé nous effrayait par son discours ponctué de «J'ordonne!» et à grand renfort de musique militaire. On n'avait jamais rien entendu d'aussi terrifiant. Dans le train, au milieu des sanglots, des femmes surtout, un homme éclata de sa voix de stentor, comme ne pouvant plus contenir une révolte qui l'étranglait :« Et pourquoi ne venaient-ils pas tuer un vaurien comme moi à la place de Papa Siva ». Un autre, comme en écho, tentait d’entretenir un espoir illusoire : « Peut-être, l'ont-ils raté! N'est-ce pas qu'ils l'ont raté, hein? ». Il promenait son regard anxieux sur tous ceux qui étaient dans le compartiment. Ceux-ci, également saisis de torpeur, ne pouvaient que lui rendre son regard lourd et impuissant, silencieux. Qui pouvait répondre à cette question? Arrivés à la gare de Lomé, il y avait à l’époque, un couloir par où il fallait passer pour sortir et au bout duquel des agents des CFT ( Chemins de Fer du Togo) contrôlaient une dernière fois les voyageurs, un par un. Ce dimanche du 13 janvier 1963, c’étaient des militaires armés qui effectuaient le contrôle. Pas un contrôle du ticket, mais la fouille au corps. Qui dira la terreur, la sueur et autre chose plus dégoûtante, gênante qui dégoulinaient de tout le corps, des intestins, des organes honteux, entre les jambes… ? Littéralement, ce ne pouvait pas être de tout repos. Tu connais tout cela, cher Frédéric, certainement, toi qui sembles être de la même génération que moi. Je vis d’abord les rues désertes hormis les hommes en armes, qui patrouillaient, l'air farouche de ceux qui ont eux-mêmes peur, mais veulent faire peur aux autres, veulent dissuader les civils qui aimeraient les approcher pour leur demander ce qui s'était passé, et ceux qui circulaient à toute vitesse à bord de leurs jeeps, comme s'ils avaient peur qu'on leur lance des pierres, des projectiles quelconques. Ces militaires ne respiraient qu'une assurance apparente, ne pouvaient rassurer personne.

Le soleil tapait fort. L'asphalte semblait fondre et brûlait la plante des pieds, même chaussés. Je ne pouvais pas être sûr de rentrer chez moi sain et sauf. Puis, je vis un petit groupe de gens, hommes, femmes, enfants, endimanchés qui sortaient certainement d'une église, gens du même voisinage qui ainsi regroupés avaient peut-être moins peur. Je ne cherchais qu'un abri, un peu d'ombre et de fraîcheur. En bordure de la rue et sur les terre-pleins, il y avait des arbres, dont certains, jeunes encore, avaient été plantés seulement depuis la victoire de 1958 des indépendantistes qui rêvaient de faire de notre pays un paradis verdoyant; ces arbres portaient des plaques avec des inscriptions telles que « Respectez les arbres. Ils embellissent votre ville et vous donnent leur ombrage ». Aucun arbre ne semblait disposé à donner son ombre ce jour-là. Respecter un arbre, dans un pays où on ne respecte pas la vie d’un homme ! Quelle ironie ! On étouffait de chaleur. De la gare au domicile de mon père où j’habitais, le chemin me parut long. Impossible d’éviter les militaires qui avaient envahi la ville, triomphants. Je choisis de me rendre à ma maison natale, familiale, plus proche. Un de mes oncles racontait qu’au petit matin, dans ce quartier où vivaient des Olympio et des familles apparentées, on avait entendu la voix d’un homme qui criait en courant : « Togolais, sortez ! Révoltez-vous ! On a tué mon père. On a tué Sylvanus Olympio ». Mais, personne n’était sorti. On croyait que la voix était celle de Bonito Olympio.

Les jours suivants, j'allais à la plage, à quelques pas de La Hutte, la résidence de Sylvanus Olympio. Je pouvais voir les impacts de balles sur les murs. Je croyais entendre les derniers gémissements, le dernier cri de Sylvanus Olympio assassiné. C'était l'époque où, comme beaucoup de camarades, je faisais l'apprentissage de la poésie, ou plutôt de la versification. J'avais écrit dans mon cahier de collégien :


Cher Frédéric, lorsqu’il y a eu l’affaire Atsoutsé Agbobli, lorsque les explications du pouvoir et des hommes commis par lui ne nous avaient pas convaincus, tu avais produit un article, en tant que médecin légiste de profession. Je n’avais, je n’ai aucune compétence pour juger de la validité de ton travail, mais j’avais écrit un article pour te dire « Merci, Docteur», parce que j’étais fier de savoir que la science servait à quelque chose dans notre pays, même si je ne pouvais pas affirmer que tu avais dit toute la vérité sur cette affaire.


Mais, a-t-on poursuivi les investigations pour approcher d’un peu plus près la vérité ? Il s’agissait d’une mort d'homme et il y a eu beaucoup de morts d’hommes dans lesquels le pouvoir était soupçonné. Si le pouvoir est soupçonné d’être commanditaire ou auteur de morts d’hommes, devons-nous continuer à lui faire confiance ? Devons-nous subir ce même pouvoir encore cinq ans, dix ans... ? Où sont nos penseurs, où sont nos savants, où sont nos politiciens, où sont nos juristes, où sont nos simples concitoyens, semblables à ceux qui dans le train du 13 janvier 63 de Kpalimé à Lomé voulaient en découdre avec une hypothétique armée ghanéenne, simplement armés de coupe-coupe ?


Aurions-nous eu plus de perte en vies humaines depuis 1963, si une armée étrangère avait envahi notre pays? Peut-être, mais là au moins, on aurait dit que c'étaient des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour défendre leur patrie. Mais nos morts à nous, ce sont nos concitoyens qui les ont immolés au pied du pouvoir, pour le pouvoir. Comme Caïn a tué Abel. Et ces morts me hantent. Sylvanus Olympio me hante. Tavio Amorin me hante. Marc Attidépé me hante. Atsoutsé Agbobli me hante. Les morts de 1990, 1992, 1993, 2005…2010, les enfants de Mango et de Dapaon me hantent. Morts gratuits. Immolés au mépris de la loi, en tordant le cou à la loi, en étranglant la loi, en étouffant la loi, en criblant de balles la loi, en massacrant la loi. Ils me hantent, non! Ils hantent l'avenir, hantent la vision.

Leurs fantômes réclament le sabbat. Je ne sais pas quand ce cycle va s'arrêter. Et on vient me parler de la loi. Un de nos plus éminents juristes, Natchaba, nous édifiera peut-être sur ses expériences de l'application de la loi sous le règne des Gnassingbé. Expériences enrichissantes, à plusieurs titres, de couleurs diverses, selon ses rapports avec le clan Gnassingbé. Et nos « honorables » députés vont siéger au sein d’une assemblée supposée voter des lois. Et nos leaders politiques se bagarrent, s’entredéchirent pour des places au sein d’une CENI censée proclamer les résultats d’une élection basée sur quoi ?

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