Et surtout où chacun est le premier en tout, l’inventeur d’une philosophie, d’un mot, d’un système…L’homme qui a dit „ moi, je n’aime pas le suivisme“ devait avoir eu raison, même si à l’époque, cela nous avait fait rire. Nous devons reconnaître aujourd’hui que nous ne sommes pas différents de lui. Je ne veux pas dire que nous soyons ses disciples, mais à y regarder de près, nous devons nous interroger: qu'est-ce qui nous différencie de lui?
Nous appliquons bien la leçon, le même principe que celui qui le guidait : contre vents et marées, ne jamais céder, quitte à confondre détermination et obstination. Il faut n'écouter, ne suivre que sa propre voix, d'où qu'elle vienne. De Dieu ou du diable. Il faut d'ailleurs nous persuader nous-mêmes qu'elle vient de Dieu : nous sommes prophètes, messies. Six millions de messies pour six millions d’habitants, ce n’est jamais trop ! Surtout, nous n'avons pas à écouter la voix de ces prédicateurs de mauvais augure qui s'avisent de vous conseiller la « lucidité», la « raison ». Lucidité? Raison? Ils nous conseillent. Qui les a élus à cette fin?
Seulement, le problème est que, lorsque nous entreprenons de révéler notre prophétie aux autres, ce que nous sommes convaincus d’avoir inventé, d’être le premier à découvrir, à proposer et que les autres doivent suivre, toujours en étant convaincus que nous n’aimons pas nous-mêmes le suivisme, quelqu’un voudrait insinuer que…“ Quoi ? Jamais! Nous n’accepterons pas cela! Ce sont les autres qui nous volent notre idée, notre invention. Ce sont eux qui doivent nous avouer leur dette envers nous, eux qui doivent nous suivre. Et s’il faut se bagarrer pour prouver que c’est nous, les premiers, nous sommes prêts à nous bagarrer. Quoi, cette bagarre ne nous apporte rien ? Mais, elle prouve au moins que nous existons. Quoi, effet d’annonce ? Et alors ? Est-ce que les autres ne donnent pas dans l’effet d’annonce ? » « Vous faites donc comme eux ? Vous avez dit que vous n’aimez pas le suivisme ! » « Mais il ne faut pas laisser le terrain, « le boulevard large » aux autres de s’afficher seuls partout. Après tout, nous existons aussi. Quoi ?Nous n'avons pas le droit de disparaître, ni de faire croire à nos concurrents qu'ils ont raison, qu'ils ont des idées meilleures que les nôtres, qu'ils passent avant nous. Que faisons-nous donc pour être sûrs que c’est nous les premiers, les inventeurs ? »
Je pense à un conte dans lequel le chat, ou plutôt une chatte et une panthère, en période de famine, pour survivre (c’est bien le cas au Togo, non seulement sur le plan politique, mais sur d’autres plans, en particulier sur celui des idées), doivent s’envoyer la chair de leurs propres enfants sacrifiés. C’est la panthère qui commence. Elle cuit la viande dans de l’huile de palme, huile rouge. La chatte mange une partie et lui renvoie le reste cuit dans de l’huile de noix de coco, huile blanche. La panthère sert le plat suivant dans de l’huile blanche. La chatte lui fait déguster le reste dans de l’huile rouge. Ainsi de suite. La panthère, alors dupe, à chaque fois, mange la même viande, celle de ses propres enfants, tout en se disant que la chair des chatons est bien délicieuse. Le problème, nous concernant, est que nous sommes prêts à croire nous-mêmes que ce qui a d’abord été cuit dans de l’huile rouge change de goût et même de nature, lorsque nous le faisons recuire dans l’huile blanche. L’huile ? Oh là là ! Que ne sommes-nous pas capables d’inventer ! Phraséologies, tournures, mots … pour bien changer le goût de la viande, même vieille, pourrie et pestilentielle, pour lui donner une couleur et une saveur nouvelles. Donc, tout est dans le verbe ? Bien sûr, je veux dire dans les dictionnaires, en particulier les dictionnaires des synonymes…Il faut bien que, lorsque nos rivaux utilisent un mot, nous en trouvions le synonyme pour le leur balancer à la face, afin qu’ils sachent, que tous sachent que nous ne les imitons pas. Ce n’est pas tout. Que lorsque nous en sortons un ( du dictionnaire bien sûr), ils soient émerveillés, ébahis, foudroyés, se sentent battus. À quoi sert notre bagage intellectuel, tout notre lourd bagage intellectuel sinon à écraser nos concurrents, car nous sommes docteurs, professeurs, maîtres…? En fait, nous avons compris depuis longtemps, qu’il nous est presque impossible de conquérir la réalité du pouvoir politique. Alors, à défaut, nous voulons briller, en tant que politiciens, grands politiciens, tous et chacun (tant pis pour celui qui ne veut pas briller !) par la couleur de l’huile (et je ne fais aucune allusion à celle des uniformes différents que nous arborons) celle des mots, des tournures. Ne dit-on pas que c’est l’huile qui embellit la sauce de gombo ? Ne dites pas que c’est l’homme qui n’aimait pas réellement le suivisme et qui en ce moment est dans sa tombe, qui doit rire du spectacle auquel nous nous livrons, sous couleur de refus du suivisme. Lui, il l’avait prouvé les armes à la main. Il ne prétendait pas avoir un quelconque bagage intellectuel. Non ! Il ne rit pas. Les morts ne rient pas. Ce sont ses héritiers, heureux, triomphants. Ils nous rendent bien la monnaie de notre pièce. Nous voyons bien que, depuis la mort de celui-qui-n’aimait-pas-le-suivisme, ils n’ont suivi personne, ni mot, ni dictionnaire, ni rien d’autre que les bonnes recettes héritées de ce dernier. Il était bon cuisinier, c’est sûr, comme dirait Césaire du général Henri Christophe, devenu Roi Christophe.
« Oh! Il n'avait pas commencé par être général. Il avait été esclave, plus particulièrement esclave-cuisinier...
Oui, Christophe fut roi.
Roi comme Louis XIII, Louis XIV et quelques autres. Et comme tout roi, tout vrai roi, je veux dire tout roi blanc, il créa une cour et s'entoura d'une noblesse. »1.
Ce n'est pas pour dire que, malgré notre refus de tout suivisme, il est facile de savoir d'où nous vient le modèle à suivre. Et les recettes aussi. Est-ce là notre tragédie? Jamais! Nous n'aimons pas le suivisme. C'est plutôt celle de Christophe.
Sénouvo Agbota ZINSOU
1. Aimé Césaire, La tragédie du Roi Christophe, éd. Présence Africaine 1963, p. 15 et 16