"Monsieur le Ministre chargé de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques,
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
C’est un triple honneur pour moi d’intervenir devant vous aujourd’hui.
C’est un honneur en soi, parce qu’il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir exposer des vues personnelles sur le système international devant un auditoire aussi relevé.
C’est aussi un honneur spécial, parce que mon intervention, à la demande du Ministre, coïncide avec le lancement effectif du Club diplomatique de Lomé.
C’est enfin un honneur personnel, parce que Robert m’a fait l’amitié, et surtout la confiance, de croire que je pouvais partager avec vous quelques réflexions utiles pour un échange sur le monde que nous vivons.
Je ne suis ni expert, ni théoricien des relations internationales. Je ne nourris aucune prétention en la matière. Je m’exprime ici comme diplomate de carrière, ayant développé une approche et une conception empirique des relations internationales. Mes propos sont tenus à titre personnel et n’engagent donc que moi, je tiens à le préciser. Ce sont ceux d’un « spectateur engagé », selon la belle formule de Raymond Aron. Ils sont forcément situés, dans la mesure où ils sont le produit de ma formation, de ma culture, de mon expérience passée. J’ai par ailleurs délibérément évité de parler de l’Afrique et vous le comprendrez j’espère. J’ai cherché à me situer sur un plan systémique.
Le monde de ce premier tiers du XXIème siècle est très paradoxal.
D’un côté, il est clairement fini, au sens de Paul Valéry. C’est-à-dire globalisé, marqué par les échanges, les flux de tous types, une surinformation permanente, des interactions continues d’un point à l’autre, des interdépendances de toutes sortes…En gros, notre monde confirme en tous points la réalité de ce que Fernand Braudel appelait « la civilisation matérielle ». Cette montée en puissance générale de la civilisation matérielle, qui est avant tout un phénomène économique et financier, est une donnée lourde de la modernité.
De l’autre, le paysage international paraît plus conflictuel que jamais, plus hétérogène, marqué par les clivages liés au fait religieux, au spirituel pour ainsi dire. Les segmentations, chocs de cultures, heurts et crises sont innombrables.
Pour reprendre un jugement très juste de Henry KISSINGER, dans son dernier ouvrage « World order », « le chaos menace, en même temps que l’interdépendance n’a jamais été aussi grande»…
De même, la demande d’ordre qui monte vers les Etats paraît très grande et unanime. En même temps, ces mêmes Etats semblent essoufflés, moins légitimes et surtout, moins à même de peser dans l’Histoire.
Sommes-nous victimes d’une erreur d’optique ?
Je penche plutôt pour un mot qui résume ces dynamiques, faites de tensions entre forces contraires. Nous vivons en réalité un début de XXIème siècle pétri par les « transformations ». C’est sur ces « transformations » que je souhaite m’arrêter avec vous.
J’en ai identifié trois, principalement.
*
I-Première transformation à l’oeuvre sous nos yeux : la crise profonde de l’ordre international issu de l’après IIème guerre mondiale.Je relève 6 séries de chocs qui ébranlent les piliers de ce qu’on peut appeler « l’ordre européo-occidental », en filigrane des traités de Westphalie (1648), du Congrès de Vienne (1815) et de la famille des grands traités issus de la deuxième guerre mondiale (Charte de Bretton-Woods, Charte de San Francisco…).
a) Premier choc, l’ordre européo-occidental ne se préoccupait pas de légitimité. IL reposait surtout sur des procédures. Or, les divisions sont devenues très profondes entre l’Occident et le reste du monde. Les normes auparavant présentées comme universelles suscitent dorénavant des interprétations très différentes. On sent bien qu’il ne pourra y avoir un nouvel ordre mondial sans un minimum de consensus et donc, de légitimité.
Raymond ARON, dans Guerre et Paix entre les Nations, distinguait les « systèmes homogènes », dans lesquels les Etats appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique, et les systèmes « hétérogènes », dans lesquels les Etats sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ».
A cet égard, le système international de 2014 est profondément hétérogène, non seulement dans ses valeurs, mais même par la nature des acteurs, qui ne sont pas tous des Etats, loin s’en faut.
b) Deuxième choc, l’érosion de l’Etat lui-même soit délibérément, par le haut, dans une mise en commun de la souveraineté (en Europe en particulier) soit involontairement par le bas, lorsque les assauts de factions armées dissolvent la souveraineté étatique (Irak, Libye…).
c) Troisième choc, le déphasage croissant entre l’économie mondialisée qui ignore les frontières (libre circulation des biens et du capital, voire des citoyens) et la Politique qui demeure d’essence largement nationale.
d) Quatrième choc, l’absence de Forum susceptible de peser vite et fort sur le cours des évènements. Il en existe beaucoup pourtant (CSNU, OTAN, UE, UA, CEDEAO, CEAAC, CAE, SADEC, UMA, APEC, G7, G8, G20, G77…) mais ils ne fonctionnent pas suffisamment bien pour relever tous les défis d’aujourd’hui.
e) Cinquième choc surtout, nous devons tenir compte d’une grande divergence des approches. L’ordre mondial est profondément en crise parce qu’il n’y a pas de convergence sur ce qu’il doit être. Or la stabilité de l’ordre international dépend en partie, on le sait de l’uniformité des perceptions.
Au XVIIIème siècle, en Europe, tous les aristocrates se comprenaient, partageaient les mêmes valeurs et parlaient la même langue, qui était d’ailleurs le Français, comme dans notre Club de Lomé. Aujourd’hui, il n’y a pas ou plus de définition partagée du système international. Les règles sont ouvertement contestées. La communauté internationale, souvent évoquée, ne correspond plus à rien de défini en réalité : même les Etats du Conseil de sécurité, en premier lieu les membres permanents, ce n’est pas un secret, ne partagent pas toujours la même conception de l’ordre mondial. Nous l’avons constaté à maintes reprises sur la Syrie voire, tout récemment, l’Ukraine. Deux graves conflits sur lesquels le Conseil de sécurité n’a pas pu remplir tout son rôle…
f) Sixième choc, le relatif retrait américain, je dis bien et j’insiste, relatif, après des années d’interventions militaires à grande échelle, est une autre donnée importante. Il faut sans doute bien mesurer ce retrait. D’abord, il n’est pas nouveau, mais plutôt, inscrit dans des cycles de politique étrangère où alternent des phases d’introversion et des phases d’extraversion. Ensuite, il est loin d’être synonyme d’effacement, puisque les Etats-Unis sont avant tout plus discrets dans leur déploiement et utilisent des stratégies furtives fondées sur le tryptique drônes/forces péciales/cyber…Reste qu’après l’hyper-visibilité américaine des années Bush et ses suites, en Irak et en Afghanistan, un mouvement de correction assez classique est à l’oeuvre. Cette correction a l’inconvénient de laisser des vides, des brèches, des failles dans le système, où s’engouffrent les opportunistes, les malveillants, des acteurs souvent infra-étatiques, avec une recrudescence de conflits…
Au total, les relations internationales en 2014 oscillent fortement entre coopérations, classiques ou renouvelées dans leurs modalités et conflits ou menaces, entre Etats et hors des Etats. D’où le sentiment, justifié, d’une sorte de « glissement » permanent, de déséquilibre croissant, d’accélération du cours de l’histoire, de surréaction, sans réelle maîtrise par quiconque. Pas de puissance dominante, pas de « règles du jeu » admises par tous, pas de prévisibilité des évènements : ce monde-là, le nôtre, produit fort logiquement un sentiment diffus d’instabilité et d’insécurité, d’autant que les nombreuses chaines d’informations continues en sont le miroir géant (le « multiplex mondial »).
II-Deuxième transformation : les relations internationales sont scandées par deux mouvements contradictoires, un mouvement de régulations, une tendance aux désordres.
Pierre Teilhard de Chardin écrivait dans ses Réflexions sur l’ultra humain, «après une phase expansive, l’Humanité est entrée dans une phase compressive ».
Cette phase compressive est un défi en soi. Elle crée un besoin de règles communes. Mais elle fait naître de nouveaux acteurs ; multiplie les déséquilibres ; introduit des brèches, des interstices ; elle fabrique presque autant de liberté que d’insécurité.
Il y a plusieurs défis en réalité.
1/ Premier défi : la coexistence d’acteurs disparates.
L’ère moderne met en présence des acteurs très différents les uns des autres. Aux côtés des acteurs traditionnels, des acteurs nouveaux sont apparus. Dans l’acception classique des relations internationales, on pourrait dire, institutionnelle,ce sont les Etats et les organisations internationales qui dominent la scène mondiale, lui impriment leur marque, définissent le cadre et le corpus de règles. Cette lecture traditionnelle part d’un constat : les Etats sont « premiers » ; ils détiennent l’« ultima ratio », le recours à la violence légitime, y compris la guerre. Le primat est ici donné aux Etats et leurs créatures, les organisations internationales. Dans cette conception, les relations internationales ne sont que la somme des relations entre Etats, entre organisations internationales et entre Etats et organisations internationales.
Dans une acception plus récente des relations internationales, coexistent, aux côtés des Etats et des organisations internationales, acteurs certes majeurs, de nouveaux agents, parfois extrêmement puissants, même s’ils sont souvent plus discrets et moins engagés dans les grandes questions d’intérêt commun.
S’y rangent les multinationales, les grands établissements financiers, les grandes ONG, les acteurs transnationaux de tous types (y compris les groupes terroristes), le tout orchestré par les grands médias planétaires, sur fond d’émergence, encore balbutiante, d’une « opinion publique internationale »…Ce sont des acteurs non étatiques, nés de (ou favorisés par) la globalisation, de la radicalisation parfois ou d’un climat « libéral » depuis la fin des grands blocs et des polarisations idéologiques etc…qui sont en exergue. Dans leur version extrême et odieuse, ces acteurs « infraétatiques » donnent corps à ce que l’on désigne parfois sous le terme de « menace asymétrique » (typiquement : AQMI au Sahel, AQPA dans la péninsule arabique ; Daech en Irak…).*
2/ Deuxième défi : ces acteurs nombreux et pluriels poursuivent des buts divergents. Au fond, tous ces acteurs des relations internationales contemporaines se rangent schématiquement en deux ordres, deux grandes catégories :-Des acteurs ordonnés, structurants, en quête de régulation, donc de « règles du jeu » ;
-ou bien des acteurs entropiques, destructurants, averses au cadre, aux lois, qui sont parfois à l’origine de dérégulations. Là réside peut-être un clivage profond dans notre monde, autour des buts poursuivis. Y oeuvrent clairement des forces responsables, stabilisatrices, rassurantes ; y opèrent dans le même temps des forces anomiques, déstabilisatrices, inquiétantes. Vous comprendrez que cette ligne de partage distingue bien moins les acteurs des relations internationales d’un point de vue « organique », lié à leur nature (Etats, entreprises, ONG, associations, groupements etc…) que d’un point de vue « téléologique », lié à leurs objectifs, aux buts ultimes poursuivis.
Certains acteurs peuvent d’ailleurs, à l’aune de ce critère, se présenter sous un jour ambivalent, y compris les Etats : constructifs et stabilisateurs lorsqu’ils bâtissent un compromis sur le climat, règlent pacifiquement un différend, coopèrent pour reconstruire une zone dévastée par un tremblement de terre, tentent de poser des règles communes pour protéger la biodiversité etc…Mais destructeurs et fauteurs de troubles s’ils commettent une agression, encouragent des pratiques commerciales douteuses ou agressives ; pillent des ressources naturelles ; laissent se développer des déséquilibres conflictuels (démographiques, énergétiques, monétaires…). Les grandes entreprises n’échappent pas non plus à cette ambivalence : elles sont parfois ennemies des régulations (cas de certains « Hedge Funds » ;cas de certaines activités polluantes ; cas de surexploitations des ressources et des milieux naturels ; cas de la production de produits nuisibles à la santé humaine) ; mais elles savent aussi se montrer exemplaires, quand elles s’imposent une forme de responsabilité sociale (la RSE).
Peut-être faut-il admettre que les relations internationales sont un peu comme un être gigantesque, animé de pulsions ou désirs contradictoires, entre envie de construire et de détruire, entre pulsion de mort et énergie vitale, d’un excès à l’autre et où surviennent, en cas de forts déséquilibres, des mouvements de correction brutaux ? Nous assistons, en grandeur réelle, à une tension permanente entre la recherche d’un état de société internationale et la tendance à un état de nature…
3/ Troisième défi : la permanence et le cumul de déséquilibres majeurs.
Le monde d’aujourd’hui, nous le savons, est très ouvert, multipolaire, certains disent même, la-polaire. Aucune puissance ne domine absolument les autres. Il n’y a plus de blocs antagoniques qui pouvaient jouer un rôle « homéostatique », coalisant les volontés et équilibrant les forces autour de lignes rouges… Le monde est de plus en plus libéral ou libéré aussi, la communication est y permanente. C’est un monde qui absorbe et digère les chocs, « fabrique » aussi de l’inquiétude (il est très anxiogène) et produit des déséquilibres à répétition : des déséquilibres démographiques ; des déséquilibres écologiques ; des déséquilibres énergétiques ; des déséquilibres financiers ; des déséquilibres militaires.
Les déséquilibres démographiques sont connus. Ils vont se renforcer énormément. En gros,la partie la plus riche de l’humanité va continuer à entrer en transition ou en décélération démographique. La partie la moins riche va continuer à enregistrer une croissance exponentielle. Il va y avoir des zones de « haute pression démographique », manquant de ressources. Et des zones de « dépression démographique », souvent prospères ou encore bien pourvues. Entre ces zones, une sorte d’électricité va s’intensifier : les courants migratoires vont continuer et sans doute, croître. Ils ne seront pas simples à gérer.
Les déséquilibres budgétaires et commerciaux sont massifs eux aussi. Entre les Etats-Unis et la Chine, par exemple, s’est installée une relation financière fondée sur un double déséquilibre : le déficit budgétaire américain exige un re-financement permanent en T-bonds; les excédents commerciaux de la Chine aboutissent à un empilement de réserves de changes et de liquidités surnuméraires, qui obligent Pékin à des achats d’actifs convertibles, en particulier, de T-bonds. Plus largement, les déséquilibres entre l’épargne asiatique et les déficits occidentaux, pour schématiser, créent là encore une « électricité financière » permanente, une circulation d’énormes masses de capitaux, en quête de placement (les « hot money ») déconnectés de l’économie réelle (les achats de biens et services) et susceptibles de brutales accélérations (ce qu’on appelle les phénomènes de « surréaction »). Ces capitaux envahissent à présent les marchés à terme de matières premières et de produits de base (de toutes sortes) et amplifient les variations liées à l’exploitation ou aux récoltes physiques.
Les déséquilibres écologiques sont très prégnants eux aussi. Le changement climatique, qu’on observe même dans le golfe de Guinée (la « petite saison » des pluies, cette année, défie les prévisions), dans la plaine du Gange, aux Etats-Unis, dans le sud de la France avec les inondations récurrentes, est lié, c’est avéré, au réchauffement planétaire. Ce réchauffement tient pour l’essentiel à une augmentation extrêmement rapide et généralisée des émissions de CO2. Comment corriger cela ? Comment parvenir à infléchir la courbe de croissance des émissions de CO2, alors que les nouveaux émergents (qui représentent une majorité de la population mondiale) sont engagés dans des chemins de haute croissance, sont obsédés à juste titre par le rattrapage de niveaux de vie et ne sont pas forcément disposés à payer au prix fort les « hautes technologies » qui permettraient de « verdir » la croissance (cf cas de « puits à carbone » des centrales à charbon en Chine ou en Inde
4/ Quatrième défi : comment se mettre d’accord pour corriger ou encadrer ces déséquilibres ? C’est un peu le coeur du problème : les déséquilibres de tous types composent pour ainsi dire la toile de fond des relations internationales. Ils sont ou pourraient devenir conflictuels. Mais nous ne parvenons pas à les régler par consensus. Ils nous invitent pourtant à trouver collectivement des régulations nouvelles. Tel est précisément l’objet du G8, du G20, du G77, des grandes Conférences sur le climat, la biodiversité, qui se tiennent dans l’orbite de l’ONU, du cycle de l’OMC etc…Et pourtant, ces nouvelles régulations peinent à voir le jour et quand elles sont adoptées, à entrer dans les faits. Elles sont trop souvent décevantes ou insuffisantes.
Pourquoi ? En raison de l’extrême diversité des points de vue, des oppositions d’intérêts et de la difficulté objective à bâtir des consensus planétaires sur des questions elles-mêmes
Voici en intégralité la présentation de l'Ambassadeur.
Un autre exemple vient à l’esprit, celui de la crise financière dite des sub-primes en 2008 : les réunions du G20 (qui réunit réalistement les Occidentaux et les grands émergents), né de la nécessité de construire une réponse adaptée au défi du risque financier systémique, n’ont pas produit, loin s’en faut, les résultats attendus.
Quelles parades de long terme, quelles règles coercitives et universelles a-t-on trouvé pour endiguer les fonds spéculatifs et les capitaux en quête d’arbitrages entre actifs ? A la place d’un cadre financier international profondément rénové et pleinement efficace (c’est-à-dire permettant d’écarter la possibilité d’une nouvelle crise de ce type), la crise des sub-primes est devenue une crise de dettes souveraines, c’est-à-dire de la dette des Etats, qui se sont endettés massivement pour sauver le système bancaire international d’une crise de liquidité catastrophique…Et ces mêmes Etats sont aujourd’hui déclassés par les agences de notation…Et les banques et fonds privés ont repris « hors bilan » des activités tout aussi lucratives et spéculatives qu’avant 2008, dans les places financières les moins régulées…
5/ Cinquième défi : comment faire prévaloir l’intérêt général et les sources de la légitimité ? De cet ensemble flou, de ce monde assez plastique, irrésolu, où pour évoquer GRAMSCI, le monde nouveau n’a pas encore remplacé l’ancien, je persiste à croire que les Etats ont un avenir et devraient conserver une forme de primature.Il y a au moins trois raisons à cette conviction.
La première raison tient à la fonction même de l’Etat, statuere, «dresser», « ériger », qui est de protéger les groupes humains de la destruction et du chaos.
L’Etat assure une fonction irréductible, dans un monde hétérogène et conflictuel, un mode de crises : il a un rôle important de réassurance, de bornage culturel, linguistique, ethnique, religieux etc…Il est un élément d’identification, un puissant fabriquant d’identité, souvent différentielle (par différence avec …) dont les individus peuvent tirer un sentiment de sécurité.
La deuxième raison découle de la légitimité démocratique des Etats, pour organiser, ou prétendre organiser, les coopérations, les régulations, occuper l’espace public international.
Même si certains groupements infra-étatiques leur mènent la vie dure, si certaines entreprises multinationales sont plus prospères qu’eux, si l’Etat-Nation n’est plus toujours regardé comme une forme politique achevée des sociétés humaines, il n’y a pas d’autre entité qui puisse se prévaloir, comme le peuvent les Etats démocratiques, d’avoir été « armée », ou « missionnée » pour agir dans l’Histoire…
La troisième raison correspond à mon avis à un seuil d’intervention des Etats sans égal : l’Etat détient encore, dans les relations internationales, la majeure partie de la violence légitime, même si une partie de cette violence lui échappe à présent. Cette capacité est tirée de son monopole interne de ladite violence. C’est encore aux Etats, dans une large mesure, qu’appartient « l’ultima ratio » : la guerre et la paix.Mais de quels Etats parle-t-on ici ?
6/ Sixième défi : la cohabitation des « émergés » et des « émergents ».C’est un mouvement lourd de notre temps : les Etats qui émergent n’ont ni les mêmes traditions, ni les mêmes conceptions, j’allais écrire, les mêmes visions, de «l’ordre international » que les Etats d’Occident.
J’ai l’impression que les Etats occidentaux, persuadés d’être porteurs de civilisation, de valeurs universelles – ce qui est tout à fait discutable, j’en conviens avec vous – ont été, par tradition, par devoir parfois, interventionnistes. Je dirais, messianiques ou prométhéens. En tout cas prêts à assumer au grand jour leurs ambitions expansives, ou encore, les servitudes de la puissance. Ils ont souvent eu la préoccupation du droit international, des normes à suivre etc…Pour des bonnes ou mauvaises raisons, ils ont pendant des décennies, des siècles, façonné les relations internationales, élaboré des architectures d’alliances, de traités, de sécurité, cherché au fond à remplir l’espace public international. Ils ont même pris l’habitude de développer et projeter une « vision » occidentale du monde, de l’humanité, qui a pu contribuer, pendant des décennies, voire des siècles, à donner le ton des relations internationales. Il ne sera pas évident de passer d’un monde dominé par des occidentaux très « extravertis » à un monde de plus en plus influencé par de nouvelles puissances ou des puissances renouvelées par tradition plus introverties…Il est d’ailleurs très probable
que les deux traditions/approches/visions cohabiteront durablement.
Car je ne vois pas facilement les grands émergents, en tout cas les plus grands, occuper à la manière des Occidentaux l’espace international, proposer des normes nouvelles, se préoccuper en priorité d’un ordre international. Les grands émergents sont surtout - et comment ne pas le comprendre - occupés par leur croissance et leur sécurité, leur stabilité. Ils ont parfois des environnements compliqués, en Asie notamment où coexistent un fort attachement à la souveraineté et de nombreuses frontières irrésolues.
Ils ont aussi des populations énormes, ou importantes, qui posent une foule de problèmes domestiques : comment s’urbaniser ? Comment organiser des services collectifs suffisants ?
Comment construire assez d’infrastructures, former, éduquer en proportions suffisantes, comment répondre aux besoins de consommation croissants ? Toutes ces préoccupations plutôt « autocentrées » fixent un horizon et hiérarchisent les priorités
Ce relais qui n’en est pas un, entre des Etats occidentaux affaiblis, endettés, encore perclus par la crise des « sub-primes », et des émergents relativement plus introvertis pour le moment, introduit une juxtaposition défavorable : moindre capacités des Occidentaux, qui restent tout de même très actifs sur la scène internationale ; retenue des émergents…
Cela laisse des espaces. Cela peut expliquer en partie l’écart que nous observons entre les besoins de régulations, d’une part et les mesures de régulations effectivement adoptées, d’autre part.
III-Troisième transformation : le monde contemporain imprime aux Etats-Nations une double logique contradictoire, entre puissance et impuissance.
Je ferai six constats.
1/ Premier constat : la puissance est une donnée permanente des relations
internationales.
Elle caractérise et structure dans une large mesure l’ordre international. Pourquoi le besoin de puissance ? Qu’est-ce que la puissance ? Est-ce une notion absolue ? Ou plutôt une notion relative ? Raymond Aron assimilait la puissance à la capacité pour un acteur de modifier le comportement d’un autre acteur. Cette définition très large désigne fondamentalement l’enjeu et l’objet de la puissance : parvenir à modifier les comportements et le cours de l’histoire. Longtemps, la puissance a pu être assimilée à un pouvoir de contrainte. Elle a consisté à pouvoir imposer sa volonté. Les diplomates ajoutent parfois à cette définition très ouverte le fait de disposer d’une population, d’un territoire, de ressources naturelles, d’une économie de grande dimension, de forces armées, de stabilité politique.
2/ Deuxième constat : un reclassement des puissances est en cours.
L’apparition, la multiplication des acteurs non-institutionnels, la complexité nouvelle du champ des relations internationales, la densification des échanges, l’arc de moyens, de compétences, de modes d’intervention requis dans le monde contemporain, débouchent sur une sorte de « reclassement » des puissances. On pourrait presque, à cet égard, distinguer puissance « nominale » et « puissance réelle ».
Sur les 197 Etats reconnus dans le monde (le dernier né étant le Soudan du Sud en 2011),on estime parfois qu’une trentaine seulement auraient les moyens d’exercer une réelle influence et que de nombreuses entités non-étatiques (multinationales ; grands établissements financiers ; acteurs transnationaux type Al Qaida etc ...) sont à présent plus puissantes que les autres Etats.
D’où l’impression d’une relativisation de la notion de puissance, d’une coexistence entre puissances classiques, puissances nouvelles et impuissance. D’où l’impression aussi que la puissance n’a certes pas disparu et qu’elle demeure même un élément clé des relations internationales, mais au prix d’un renouveau partiel de ses fondements et de ses formes d’expression.
3/Troisième constat : la quête de puissance est toujours un moteur-clé des relations internationales. Au XXIème siècle, comme au cours des siècles passés, la puissance demeure un objectif majeur en soi. L’Iran cherche à se doter de l’arme nucléaire parce que c’est encore un attribut de puissance. Si la Chine et l’Inde en particulier sont perçues comme des puissances très émergentes - la Chine surtout - c’est qu’en plus de leur poids démographiques et économiques, elles n’hésitent pas à s’affirmer militairement. Le Brésil aspire à devenir une puissance régionale. L’Europe-puissance est parfois décrite comme une inaccessible ambition, voire tournée en dérision …mais l’idée de puissance est toujours là, obsédante.
A l’avant-plan de la puissance, il y a l’incarnation de cette puissance, son visage humain, celui des dirigeant(e)s de la planète. A l’arrière-plan de la puissance, il y a les éléments sous-jacents,
les facteurs de puissance, qui pèsent dans l’audience et l’impact des dirigeants.
La puissance est donc à la fois une catégorie constante des relations internationales (qui aimante les comportements collectifs et hiérarchise les Etats/Nations), en même temps qu’une notion qui s’accompagne de variations considérables, dans le temps et dans l’espace. La puissance paraît en quelque sorte élastique. Elle n’est ni générale, ni absolue.
4/ C’est un quatrième constat : la puissance varie dans le temps et dans l’espace
La puissance enregistre des variations dans le temps.
Aux 18e et 19e siècles par exemple, pesait le poids du nombre. La puissance a surtout été mesurée à l’aune de critères quantitatifs (populations ; taille des armées, superficie du territoire ; ressources « primaires »). Puis le 20e siècle et plus précisément, le fait nucléaire, a introduit des critères qualitatifs pour étalonner les puissances. On a parlé parfois de « l’effet égalisateur de l’atome ». C’est ce qui a permis à des puissances objectivement moyennes, comme la France ou le Royaume-Uni, de disposer d’une allonge supplémentaire, d’un statut rehaussé malgré la décolonisation. La fin du 20ème et le début du 21ème siècles semblent coïncider plutôt avec un retour aux critères quantitatifs, bien tempérés (ou complétés) tout de même par des critères qualitatifs.
Analysant en détail les facteurs de puissance, Nial Ferguson, historien britannique, dans son livre Civilisations, explique à la fois la montée en puissance de l’Europe et la fin de sa suprématie. Il rappelle que l’Europe a connu une longue éclipse du Vème au XVème siècle. Elle va ensuite connaître une exceptionnelle divergence de développement avec le reste du monde. Il recense ce qu’il appelle six « killer applications », qui expliquent la divergence européenne : l’idée de compétition (y compris entre Etats); la révolution scientifique du XVIIIème siècle ; le règne de la Loi pour protéger la propriété ; la révolution de la médecine qui a fait doubler l’espérance de vie;
la société de consommation ; l’éthique du travail. Ces six facteurs expliquent selon lui pourquoi l’Occident est devenu tellement plus riche et puissant que le reste du monde, du XVIIIème au XXème siècle. Mais aussi, pourquoi cette «divergence » de développement n’a pas duré longtemps au fond. Il a été rattrapé, ses « killer applications » ont été reprises, imitées. Cela explique la grande convergence actuelle. Qui n’est d’ailleurs en fait qu’un retour à la longue durée de l’Histoire,puisque d’après Angus Maddison, au XVème siècle, la moitié du PIB mondial était produite par deux pays, la Chine et l’Inde…
La puissance connait également des variations dans l’espace : les nouvelles combinaisons de puissance caractérisent le monde actuel.
Joseph NYE a décrit trois types de puissance qu’on retrouve, dans des proportions variables, dans chaque puissance globale, c’est-à-dire à peu près capable de mener tous les types d’action sur la scène internationale.
- Il a d’abord dégagé le concept de « hard ou command power of ordering ». Pour résumer, c’est le pouvoir que confère le pouvoir de contraindre ou d’acheter.
- Il a ensuite identifié ce qu’il appelle le « co-optive » ou « soft power ». C’est la voie par laquelle un Etat parvient à atteindre ses objectifs en faisant en sorte que les autres Etats soit le suivent (en fixant l’agenda, en structurant les situations…), soit développent des préférences ou définissent des intérêts de façon compatible avec les siens propres.
- Joseph NYE évoque enfin le « smart power», qui est la combinaison du « hard power» de coercition et de paiement avec le « soft power » d’attraction et de persuasion.
5/ Cinquième constat : les clés de la puissance débordent les critères physico-financiers ou les capacités militaires.
Les moteurs de puissance sont en effet beaucoup plus complexes et profonds, en réalité.
A l’heure actuelle, les repères sont partiellement brouillés. Et si la puissance était une notion aujourd’hui dépassée par les « asymétries » auxquelles nous assistons ? La Grèce, petit pays, avait fait dérailler en 2012 un plan de régulation globale concocté en Conseil européen…
Nous sommes entrés dans une ère où le prétendu faible a parfois un pouvoir de
blocage supérieur au pouvoir d’initiative du puissant. Cela montre la dépendance du fort à l’égard du faible.
Mais la notion de puissance se combine plus que jamais, en 2014, avec la dynamique des Nations, véritable moteur caché des relations internationales.
Dans son ouvrage « La dynamique du capitalisme », Fernand Braudel relève notamment que les Nations suivent des mouvements longs et connaissent des cycles qui procèdent largement de facteurs subjectifs, somme des croyances collectives et des engagements individuels.
Le degré de mobilisation, l’énergie des populations dictent dans une large mesure leurs trajectoires. Ces moteurs «immatériels», qui trouvent leur source dans une sorte de direction collective, sont donc bien plus que les produits arithmétiques de facteurs physico-financiers. On ne peut pas expliquer par les seules considérations liées aux ressources naturelles, à la Production en stock ou aux avantages comparatifs l’évolution d’un pays par rapport aux autres. Il y a d’autres éléments qui entrent en ligne de compte
Lesquels ?
D’abord, les convictions, l’adhésion à un socle de valeurs communes, religieuses ou profanes, représentent une importante force d’entraînement. Qu’on songe à l’An mille, en Occident, où la peur millénariste avait ensuite cédé le pas à un fervent élan mystique, à l’origine d’une spectaculaire poussée, dans plusieurs pays gagnés par une fièvre de construction faisant éclore des églises romanes, dans toute l’Europe de l’ouest.
La psychologie collective joue également un rôle important. Elle se traduit notamment dans la confiance en l’avenir, dans le rapport collectif entretenu par une génération donnée avec les générations précédentes et suivantes : pensons-nous vivre, faire mieux que nos prédécesseurs ? C’est sur ce point que les « pays émergents » se détachent et s’affirment de la manière la plus nette, comparés aux pays « émergés » ou « encore immergés » ou en cours de rattrapage: ils ont une solide confiance dans leur destin, leurs réalisations présentes et à venir, leur « futur » en un mot.
6/ Sixième et dernier constat, qui est une question : le cadre de la puissance serait-il en voie de dépassement ?
Il me semble que l’impression de relative impuissance des Etats-Nations, en 2015, à peser sur les relations internationales, à résoudre les grands problèmes internationaux de notre temps, s’inscrit dans la longue durée.
Inventé et théorisé au XIXème siècle, l’Etat-Nation n’est peut-être qu’une spectaculaire parenthèse dans l’histoire. Ce n’est peut-être pas, ou plus, l’unité historique décisive. Au Moyen-Age et au début des Temps modernes, on vivait dans un monde de civilisations bien plus que dans un monde d’Etats.
Tel me paraît être de nouveau le cas, au XXIème siècle…On est d’ailleurs frappé, quand on voyage et c’est évidemment votre cas, par le fait que les civilisations ne s’arrêtent pas aux frontières des Etats. Samuel Huntington en a eu l’intuition fulgurante, quand il a publié son livre, le « Choc des civilisations» en 1993. Il ne raisonnait plus au niveau des Etats.
On observera toutefois que la plupart des conflits survenus depuis son livre, depuis 1993, ont eu lieu non pas entre civilisations, mais à l’intérieur des civilisations elles-mêmes. Les violences au sein des civilisations ont été très supérieures à celles qui ont pu éclater entre civilisations. Ainsi, la plupart des musulmans qui ont été tués depuis la fin du XXème siècle l’ont été par d’autres musulmans.
Conclusion :
En guise de conclusion, j’aimerais réfléchir avec vous à ce qui, pour nous diplomates, pourrait constituer des points d’appui, des leviers d’intervention, ce qui continue au fond à donner sens à notre vocation diplomatique, celle de facilitateurs d’échanges, de fabricants de compromis, de porteurs sinon de paix, au moins de détente ou d’apaisement.
Comment répondre aux besoins d’un Monde en quête d’un ordre, qui ne peut plus être l’ordre westphalien, l’ordre « européen » si l’on préfère (primat des Etats ; besoin de coopération y compris multilatérale ; équilibre des puissances ; inviolabilité des frontières ; existence de procédures et de valeurs…), mais qui ne peut pas non plus réinventer radicalement les fondements d’un ordre international fût-il rénové.
Je vous livre avec une modestie obligée 5 axes de réflexion, qui tracent cinq pistes.
1/ Le premier axe est sans doute de faire vivre, en le ré-inventant sans doute un peu,l’esprit des Nations Unies, de l’Union européenne, de l’Union africaine, des organisations internationales universelles ou régionales à vocation généraliste. Nous devons sans doute veiller à « revitaliser le système multilatéral », selon une formule de mon collègue Gérard ARAUD, en incluant mieux la société civile globale et les grands émergents de chaque continent, y compris l’Afrique, votre continent, dont nous sommes si proches.
2/ Le deuxième axe, c’est sans doute de nourrir les réflexions sur la Politique, l’espace public international. Qu’est-ce que la Politique en 2014 ? Comment ré-installer au cœur des décisions la primauté des pouvoirs légitimement désignés, des pouvoirs publics responsables, sur des acteurs privés, parfois surpuissants, mais sans légitimité démocratique et parfois occultes ? Comment développer la responsabilité sociale des entreprises à l’échelle mondiale ? Comment responsabiliser vraiment les acteurs de la finance de marché, après la
grande crise de 2008 ?
3/ Le troisième axe, c’est de prendre soin de notre « Maison commune », le patrimoine commun de l’humanité, formule employée pour désigner « la mer et les fonds marins », mais qui désigne plus largement aujourd’hui tous les biens publics mondiaux. La terre, l’air, le climat, les eaux, la biodiversité… :
tous ces sujets sont des sujets transfrontières, des motifs de préoccupations, des leviers pour faire naître et croître une communauté de destins entre les peuples et les continents…
4/ Le quatrième axe, subi, mais sur lequel nous pouvons rebondir ensemble, ce sont les crises,naturelles (catastrophes en tous genres) humaines (sécuritaires ou humanitaires) ou mixtes (naturelles et humaines) telles les crises sanitaires. Ces crises appellent des réponses collectives, obligent à des solidarités, à des actions communes, de plus en plus sur une base de coalitions « ad hoc », qui entretiennent un « esprit communautaire ». Les crises forgent, comme les guerres l’ont fait, une « communauté humaine », accélèrent les prises de conscience et favorisent les prises de décision. Elles sont souvent un moteur des transformations en cours, en espérant que le prix n’en soit pas trop élevé…
5/ Le sixième axe, pour moi qui suis Français d’un vieux continent, c’est l’Europe.L’Europe est si remarquablement exemplaire, à la fois par les formes très abouties de civilisation qu’elle abrite (pensez aux grands écrivains, aux compositeurs, architectes, scientifiques de renom qu’elle a fait surgir, au luxe et à la gastronomie dont elle est capable, à l’Habeas corpus ou à la conciliation remarquable obtenue entre libertés publiques et sécurité collective) et par les terribles régressions barbares dont elle a été le théâtre, surtout au XXème siècle (deux grandes guerres devenues mondiales, avec leur cohorte d’horreurs), c’est sans doute de poursuivre le mouvement d’intégration européenne, l’Union européenne. Il n’est pas certain du tout que l’Europe puisse être une puissance. Mais elle peut devenir un vrai centre de pouvoir, un pôle structurant, et peut-être, un exemple unique d’union par la démocratie et la libre volonté des peuples qui la composent, sans recours à la force.
Je suis très reconnaissant de votre attention.
Quelqu’un demandait un jour à Winston Churchill, orateur réputé, comment faire pour bien terminer un discours. Il a répondu : « Et bien, cher ami, c’est très simple, vous vous levez lentement de votre place et vous écartez votre chaise sans faire de bruit, afin de ne pas réveiller l’auditoire »…
Je vous remercie./.