Bilan mitigé de 23 années de lutte pour l’alternance politique au Togo : Le verrouillage institutionnel, les crimes de sang et coups de forces électoraux à l’ordre du jour
Togo - Béninois et Ghanéens sont de loin très et plus heureux que les Togolais. L’alternance politique, ils n’ont pas longtemps attendu avant d’en faire l’expérience. Les mutations politiques des années 1990 suite à la chute du Mur de Berlin, se sont vite conclues par l’alternance dans ces pays. Au Togo, cela fait 23 ans que le rêve des populations togolaises attendent qu’un autre parti prenne le pouvoir. Le bilan de toutes ces années de lutte et d’espérance est mitigé, le pays étant resté dans le groupe des Etats où la présidence à vie est la norme au lieu d’être l’exception.
Un jour historique
Aimé Césaire peut être surpris qu’on cite son vers « Elle est debout la négraille » pour parler des événements du 5 octobre 1990. Qu’importe, car à l’évidence, si ces événements ont pu avoir lieu, c’est aussi parce que feu Eyadèma et le rouleau compresseur ainsi que le système clochardisant et déshumanisant qu’il avait mis en place n’avaient jamais imaginé que des jeunes gens de ce pays étaient encore capables de dire « ça suffit ». Valablement et pertinemment donc, on peut évoquer le vers césarien car le 5 octobre 1990, la jeunesse togolaise a montré aux yeux du monde entier qu’elle est toujours debout. On remplirait des pages et ferait des livres à vouloir refaire l’histoire. On se contentera de dire tout simplement que ce jour-là des manifestations violentes avaient subitement eu lieu dans la ville de Lomé. Un procès de jeunes étudiants accusés de diffusion de tracts a tourné au soulèvement populaire.
Dans l’ensemble, on se rappelle que ce soulèvement avait comme mot de passe des formules comme : « à bas la dictature », « vive la démocratie » ou autre « à bas Eyadèma ». Ces formules étaient l’expression d’une volonté populaire de voir le pays dirigé autrement ; elles revendiquaient une nouvelle société togolaise dans laquelle le culte de la personnalité, les abus, l’arbitraire, l’injustice et les privations de liberté n’auront plus droit de cité. A ce jour historique ont succédé d’autres jours mouvementés au cours desquels la jeunesse dorénavant debout a réitéré son désir d’un monde nouveau. Malgré les répressions, les crimes et les arrestations, cette jeunesse n’avait pas baissé les bras. Il y eut la libéralisation du paysage politique, la conférence nationale, le référendum constitutionnel mais jamais l’alternance au sommet de l’Etat.
Alternance, où es-tu ?
Les populations togolaises qui ont bravé l’arsenal de répression pour dire à Gnassingbé Eyadèma, «ça suffit » avaient l’espoir et le rêve de voir d’autres citoyens diriger le pays. Le soulèvement du 5 octobre 1990 se justifie par ce désir mais force est de constater vingt-trois ans plus tard que, en lieu et place de l’alternance comme on en connaît au Ghana, au Bénin et au Sénégal entre autres, c’est une adaptation qu’on sert aux Togolais : les Premiers ministres peuvent se suivre et se succéder tous les six mois mais le président de la république est en place jusqu’à la mort.
C’est du moins à cela qu’on constate en observant la logique politique du RPT devenu Union pour la République (UNIR). Au fil des années, ce parti a récupéré le combat des populations pour en faire une coquille vide et un miroir aux alouettes. A la manœuvre, on a les coups de force électoraux qui, pour l’essentiel, ont permis à ce parti de garder et de confisquer le pouvoir d’Etat. En 1998, feu Eyadèma avait perdu lamentablement la présidentielle mais il a fait proclamer les résultats de son choix et s’est maintenu au pouvoir. Pour tous les autres scrutins, l’opposition politique a crié au hold-up, ce qui signifie que ce n’est toujours pas le vainqueur qui est proclamé par la commission électorale.
On en est arrivé là parce que le système UNIR a mis en place un rouleau compresseur dont la mission a consisté à verrouiller les institutions de la république. Ayant constaté que les électeurs dans leur ensemble ne votent plus pour lui, le système a recouru à la méthode du verrouillage : la révision constitutionnelle de décembre 2002 a ouvert la voie à la logique et les différentes nominations aux postes de membres des institutions : Cour Constitutionnelle, Commission Electorale, Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication, tribunaux et Cour suprême, ont conclu la manœuvre. Conséquence ; le système a placé ses hommes de main à tous les niveaux de décision de sorte que c’est sa volonté qui est exprimée et accomplie de la Commission Electorale à la Cour Constitutionnelle en passant par la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication, les différents tribunaux et les diverses cours d’appel.
Ce verrouillage est si pernicieux que la démocratie dans le pays n’existe qu’en apparence : les élections se déroulent presque de la même manière mais les recours pertinents des adversaires du parti présidentiel n’ont jamais gain de cause devant les différentes juridictions. Le plus drôle est arrivé en 2010 : la Cour Constitutionnelle avait trouvé que le candidat du RPT ayant rejeté les accusations d’échanges des suffrages contre les dons et libéralités, ce qui est illégal, il n’y a pas de suite favorable à donner au recours du Comité d’Action pour le Renouveau (CAR).
Conclusion logique : pour les populations togolaises et pour les opposants politiques, le nouveau défi qui se dresse devant eux est de forcer ce verrou et de le casser systématiquement. Ce sera la première étape vers l’alternance tant voulue et attendue depuis 1990. Défi grandeur nature sans doute pour les militants et sympathisants de l’alternance et du changement.
Toujours des résistances
En plus de l’alternance qui ne vient pas, le bilan des 23 ans de lutte démocratique au Togo révèle un état des libertés controversé. Cela veut dire que sur le papier, le pays dispose d’un appareillage légal attrayant et intéressant mais dans la réalité il y a beaucoup à redire. Le Togo a par exemple ratifié maints et maints traités, protocoles et conventions sur la protection des droits et libertés. Curieusement, il arrive souvent des moments où ces droits sont violés par les institutions elles-mêmes sans que cela gêne personne. Ainsi, des manifestations publiques sont interdites ou réprimées sans raison valable, des députés à l’Assemblée Nationale sont arrêtés et détenus sans que leur immunité soit levée, des députés sont exclus de l’Assemblée nationale en toute violation du règlement intérieur, des citoyens qui sont arrêtés et incarcérés sans que la plainte portée contre eux leur soit signifiée, etc.
Certains observateurs soutiennent même que la situation est devenue alarmante et inquiétante avec l’avènement au pouvoir de Faure Gnassingbé. Des massacres de février-avril 2005 aux arrestations tous azimuts d’adversaires politiques en passant par le renforcement du verrouillage, la gouvernance de Faure Gnassingbé montre une allergie étonnante aux libertés et aux droits humains. Tout se fait de façon à promouvoir une espèce de citoyens qui se contentent d’applaudir sans jamais dénoncer ni critiquer. Spécifiquement, l’approche de la liberté de presse révèle à quel point, plus que son père feu Eyadèma, Faure Gnassingbé abhorre la presse indépendante qui refuse de rentrer dans les rangs. Radio X Solaire a été fermée sur un prétexte farfelu, un alibi agité jusqu’au bout juste dans le but de forcer au silence des professionnels des médias qui ont tourné le dos à l’autocensure et à la complaisance. Bis repetita avec la radio indépendante Légende FM victime d’une cabale indicible et innommable : une fermeture pour un mois le 26 juillet dans un premier temps puis une décision de retrait définitif de la fréquence dans un second temps sans que rien de consistant ne justifie la décision. Les journaux qui s’inscrivent dans la même veine ne sont pas épargnés. Mille et un procès sont intentés contre eux et des privations de toutes sortes leur sont imposées.
Au total, s’il faut esquisser un bilan des 23 années de lutte démocratique, il est aisé de constater que des batailles ont été gagnées mais que surtout le pouvoir en place ne lâche à la fin du lest que sur des sujets sans grande influence directe sur la réalité du pouvoir. En conséquence, les challenges qui se dressent devant les militants de l’alternance et du changement portent essentiellement sur les voies et moyens par lesquels ils peuvent amener le pouvoir à s’accommoder malgré lui de l’alternance véritable.