Togo - Le nouveau ministre de la justice, l’Evangéliste-la précision n’est pas inutile- Kofi Esaw n’est pas passé inaperçu lors de la rentrée solennelle de la cour d’appel de Lomé. Son discours a retenu l’attention de plus d’un, davantage le challenge qu’il a lancé aux juges et magistrats du Togo. Si c’est son cahier de charges, il faut bien se demander s’il a les moyens de transformer la justice togolaise gangrénée par la corruption et la caporalisation politique.
L’homélie de Kofi Esaw
Face aux juges et magistrats, le ministre Kofi Esawa fait de la pédagogie certes mais davantage de la conscientisation. Dieu, la dignité, l’indépendance et la bonne foi sont évoqués pour espérer attirer l’attention de ses interlocuteurs sur la nécessité de changer l’image de la justice togolaise. Si tant est que les institutions ne valent que ce que les hommes en font, il est indéniable que si les juges et les magistrats adoptaient des attitudes moins condamnables, la justice pourrait ressembler à ce que M. Esaw voudrait qu’elle soit.
Pour M. le ministre en effet, « Le magistrat doit rendre la justice au nom de Dieu, il doit se départir des comportements qui portent atteinte à sa dignité et l’éloignent de l’indépendance, notamment la corruption. » On le voit, M. Esawen appelle à la foi des magistrats. Ceux-ci n’ignorent sûrement pas que la justice dont ils sont dépositaires est avant tout la justice divine et que, dans le fond, ils ne sont que des auxiliaires dont se sert la société des hommes pour rendre possible cette justice. M. Esaw voudrait ainsi qu’ils renouent avec ce qu’on appelle la crainte de Dieu. Mieux, il les invite à faire plus de cas de leur dignité, cette valeur qui donne à l’homme une fierté sans prix et par voie de fait une valeur sans valeur d’échange. Par-dessus tout, le ministre de la justice trouve que les magistrats renoncent à la cupidité et mettent un frein à tout ce qui les éloigne de « l’indépendance ». Le ministre précise ce qui prend aux magistrats leur indépendance : « la corruption ».
Voilà qui est dit. Sans le dire avec emphase, Kofi Esaw montre du doigt la corruption comme l’une des plaies de la justice togolaise. L’attrait du bien matériel et la propension à échanger le droit à la justice contre des sonnantes et des trébuchantes sont des facteurs qui influencent malheureusement le travail des acteurs de la justice togolais et partant déteignent négativement sur tout le corps. C’est pour cela que le ministre en appelle à une nouvelle génération de magistrats pour qui l’honneur, la pertinence et l’honnêteté doivent être les maîtres-mots. « Le (magistrat) doit proscrire le monnayage des services rendus aux justiciables et l’exigence de leur reconnaissance, il doit cultiver l’esprit d’excellence en s’adonnant à la tâche avec ardeur, zèle et professionnalisme », voilà l’exhortation contenue dans l’homélie de Kofi Esaw.
Est-ce que son exhortation va tomber dans les oreilles de fidèles sensibles et pénitents ? Cela va se révéler très difficile et on ne va pas décevoir ni faire peur à M. Esaw en supputant qu’il lui faudra pour réussir changer la mentalité des gens de son camp politique.
Laver lésé curies d’Augias
En supposant que M. Esaw ne sait pas ce qui a conduit la justice togolaise à la situation actuelle, faite de mauvaise image et de discrédit dus à la corruption ambiante et à la caporalisation politique, il est important d’attirer son attention sur le fait que la première bataille à gagner en vue de remettre la justice togolaise sur de bons rails est celle de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique.
C’est peu de dire que la justice togolaise est généralement considérée et utilisée comme une aile marchante du parti au pouvoir. A plusieurs reprises, elle a été mise à profit pour régler des comptes aux adversaires politiques. De l’affaire OBUTS à celle des incendies des marchés de Lomé et de Kara en passant par celle dite d’escroquerie internationale, ce sont des juges et des magistrats de cette justice qui ont été utilisés pour cautionner et faire exécuter l’injustice, l’arbitraire et l’innommable. Il n’y a pas jusqu’au Procureur de la république qui n’échappe pas à la clochardisation. Essolizam Poyodi a eu même le culot de se tromper de date dans l’affaire des incendies, ayant eu l’impertinence de dire et de soutenir que les premières interpellations sont intervenues un lundi alors que tout le monde sait que c’est un dimanche que Gérard Adja a été arrêté. Si donc le Procureur lui-même n’est pas exempt de critiques, que feraient les juges et les magistrats ?
De la même manière, dans l’affaire de tentative de coup d’Etat, le juge qui a présidé le procès avait refusé de regarder la réalité en face et d’user exclusivement de son indépendance de juge. Bien que la loi impose de reconsidérer le déroulement d’un procès lorsque des cas de torture ou d’extorsion d’aveux sous torture sont signalés, le juge a chois de verser ces plaintes justifiées au dossier et n’est plus jamais revenu là-dessus. Pourtant, une commission publique des droits de l’homme va prouver plus tard que ces tortures étaient vraies et donc, en réalité, le procès devrait être suspendu, les accusés remis en liberté. Dans le dossier Pascal Bodjona, on a vu un juge pré-établir la fiche d’inculpation d’un prévenu avant même de l’avoir écouté ; c’est dans le même dossier que la justice togolaise a créé l’exploit de faire emprisonner un citoyen tout en refusant de lui signifier clairement et officiellement les chefs d’accusation retenus contre lui. Bien d’autres exemples existent encore mais tutti quanti, ils reviennent à une évidence : la justice togolaise pour l’essentiel prend et rend des décisions politiques au lieu de décisions purement juridiques.
De ce fait, si le ministre Esaw veut vraiment que la justice togolaise redore son blason, il lui faut agir dans son propre camp politique, essentiellement et fondamentalement. Son action doit porter sur les critères et sur les conditions de nominations au sein de la justice. Est-ce toujours les meilleurs qui accèdent aux postes de responsabilité ? Est-ce toujours les moins corruptibles et les incorruptibles qui sont mis au devant de la scène à travers leur nomination aux postes de responsabilité ? De la même manière, les promotions dans le corps de justice ne tiennent-elles pas plus de l’appartenance politique que des compétences et des valeurs que possèdent les éligibles ? Toutes ces questions doivent orienter l’action de Kofi Esaw. Mieux, son prédécesseur s’est montré calamiteux au plan de ses rapports avec une justice dont l’indépendance est constitutionnelle. Il en résulte que si Kofi Esaw peut au moins lui-même éviter d’influencer le travail de la justice, ce sera un premier pas posé vers la normalisation. Mais cela ne suffira pas.
Justement, le plus dur pour le ministre sera de faire cesser la caporalisation. Le parti auquel il appartient est réputé dans cette pratique de sorte que généralement les juges sont des auxiliaires exclusivement au service des intérêts de ce parti. Kofi Esaw sera impertinent s’il se montre incapable d’arrêter l’intrusion du politique dans le judiciaire. Si d’aventure aucun dossier politico-juridique ne s’ouvrait le temps de son passage au ministère de la justice, il peut se dire qu’il l’a échappé belle. Par contre, dans le cas échéant, il devra prouver par du concret que le premier levier sur lequel il faut agir a porté les fruits qu’il faut, ou non.
Dans le même sens, Kofi Esaw devra être attentif aux nominations. Si ce sont les critères d’appartenance politique ou ethnique qui continuent de présider à ces nominations, Kofi Esaw ne pourra rien changer. Le juge qui est monté aux degrés élevés de la hiérarchie non au mérite mais par la force du militantisme ou du népotisme ne peut que se sentir redevable aux officines qui l’ont monté. Dans ce cas, en avant la justice dans laquelle ne peut que vendre son indépendance et exécuter des ordres venus d’une chapelle politique.
Au reste, on peut trouver assez facilement des solutions au « monnayage des services rendus aux justiciables » par une augmentation sensible des salaires des personnels judiciaires ainsi que par une amélioration nette de leurs conditions de travail. L’homélie de Kofi Esaw trouvera une suite favorable si tous ces préalables sont remplis, notamment la fin de la caporalisation politique. A Kofi Esaw de jouer donc.
Nima Zara