Togo - « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu ». Cette réflexion de Claude LEVI-STRAUSS dans Anthropologie structurale révèle la mentalité qui sous-tend la gouvernance au Togo, les fondements de la conception du pouvoir sur le principe de règne d’éternité.
La structure mentale d’un clan qui se réduit à la confiscation de tous les leviers du pouvoir ne peut résister aux crimes ni aux abominations, à la rapine et à l’usurpation. Dans la durée, ce clan cumule des actes les plus détraqués et les plus abjects. Ce stock d’ignominies ne se rectifie jamais parce qu’il constitue le principe d’évolution des libertins qui sont assiégés par l’illusion de puissance. Leur triomphe par la ruse et par la force brute forge progressivement une conscience collective qui ne se désole plus de vivre sur une terre gorgée de sang. Comme l’homme est le produit de son milieu, il finit par reproduire son propre vécu dans une réaction de défense pour se conserver.
Ainsi, le clan GNASSINGBE a fini par édifier, par ses méthodes, ses misères, son audace du crime, une société togolaise sans totems ni tabous. Le socle de l’immoralité s’étend à toutes les échelles, à tous les paliers, à toute l’organisation sociale. Ce n’est pas du tout le civisme à la criée qui pourrait redresser un jour une République des ordures où les gouvernants eux-mêmes ne rechignent jamais à lancer au visage de l’humanité leurs prouesses d’insanités et sans la moindre intelligence émotionnelle. La sphère de leur rayonnement est auréolée d’actes macabres qui ont fini par transmuter une société de tolérance en une société de réactivité instinctive propre aux groupes criminels impunis et des délits sans peine.
Notre République a sombré dans un univers de sang, de violence sans norme et sans nom parce que la culture politique du régime a dressé le pays dans une absence de droit ou plutôt du droit au crime, au mensonge, à la falsification, au vol, au viol, à l’usurpation, à l’usage de la force pour la conservation du pouvoir et de ses propres intérêts. Le désordre institutionnel a incliné le pays dans le mythe de la puissance et du droit naturel. Les succès en perversité, en cruauté invétérées, en récidive de la criminalité sont dans les résultats de pérennité d’un système monstrueux, versé dans un cannibalisme froid jusqu’au cœur de ses propres rangs.
Dans un pays où la vengeance est reine, l’espace politique est pollué de crimes auxquels succombe l’espace social. Quand la justice est au service de la force, de la puissance, il n’y a plus de moyen possible de corriger la société. La défaillance en sécurité collective laisse le soin à la débrouille, à l’autodéfense, à l’exercice, à l’exercice absolu de l’instinct de conservation.
Si le fils du « Timonier » ne peut se permettre de mettre de l’ordre dans la jungle qui l’a installé au pouvoir et qui a fait main-basse sur la richesse nationale pour réduire nos populations à la précarité outrancière, à l’indigence, à une lancinante agonie, ceux qui n’ont plus rien à perdre ne savent plus se conformer aux normes d’une gouvernance devenue folle. Deux formes d’animosité ont pris en étau la République : La première émane de la gouvernance, la seconde est une réponse de survie des citoyens.
Dans une société vidée de ses instruments de régulations, de justice, de protection et de sécurité que reste-t-il aux populations pour résister à une existence agressive ?
Comment comprendre l’étendue de la vindicte populaire qui va aujourd’hui si vite dans ce pays qui est le nôtre sans considérer les dérives et les déviances institutionnelles qui ont rompu les ponts avec les citoyens ?
La criminalité étatique conjuguée avec la criminalité populaire n’a-t-elle pas scellé la délinquance dans ce pas ?
Sur quelles pistes faut-il restaurer la République et faire naître la concorde civile et le vivre-ensemble ?
1) La force des mauvais exemples
La pédagogie par l’exemple est le rôle premier des gouvernants. Les images qu’ils renvoient au peuple et à la jeunesse sont si déterminantes dans la psychologie sociale. Elles s’introduisent directement dans les esprits pour constituer des sédiments de la personnalité de base de ceux qui sont pour la plupart vulnérables. La charité de tolérance des peuples les plie insidieusement aux travers qu’ils acceptent ou auxquels ils s’habituent. Un phénomène d’osmose s’opère dans leur âme, dans leur psychisme pour les transformer.
Quand les principes d’édification de la cité utilisent l’incivisme, l’immoralité, la violence fauve, la répression aveugle, le peuple qui s’irrite sans avoir les moyens de combattre efficacement les méthodes usuelles de la gouvernance folle reproduit les inconduites de ceux qui sont supposés être leurs leaders. Les normes de la personnalité de base du peuple se convertissent, se raidissent…
Ceux qui répandent le parjure, le renoncement de leurs propres engagements n’ont rien à attendre des populations qu’ils pensent régenter. Le désordre social dans notre pays, l’absence de considération pour autrui, le triomphe de l’ « égo » au détriment de la collectivité et de l’esprit de service s’expliquent aisément par une gouvernance de repli identitaire et de protection exclusive d’un individu qui n’a aucun compte à rendre à ses administrés, à ses « sujets ». Le dopage de l’ambition d’un clan, d’un individu en jouissance de privilèges sur la base de l’usurpation a désarticulé la coexistence et rompu la confiance, toute possibilité d’espérance collective. Nous sommes dans un déni sévère d’autorité parce que nos gouvernants ne se prennent jamais au sérieux pour donner le bon exemple. Même le consensus sonore hautement républicain de redressement de la République et de réparation du vivre-ensemble est violenté, torpillé par ceux qui doivent assumer la mise en œuvre des réformes. Ils sont exclusivement dans la violence, et peut-être malgré eux, et dans l’absence de perspective collective !
Aujourd’hui le constat d’une République qui tourne à vide, sans repères éthiques, moraux, juridiques et sans destination ne peut être nié. C’est pourquoi les Togolais y ont perdu leur statut de citoyen. Les institutions sans conformité avec la volonté générale périssent de leur délinquance et invitent les populations à les défier. Une société sans un réel rempart institutionnel est une « société amorale ». Ce règne sans visage humain a imposé une désagrégation, une liquidation à notre République. Nos instincts primaires fleurissent à la place des normes, des règles. Les crimes étatiques donnent un aiguillon aux crimes de défense individuelle. Ceux qui vivent du vol, de la rapine et de représailles pour gouverner instruisent leurs peuples à trouver leur propre salut dans les moyens dont ils disposent. Là où il n’y a point de justice toutes les valeurs se disloquent et s’effondrent. Ceux qui mènent une vie de pieuvres en buvant le sang de pauvres gens pour une survie au pouvoir fortifient une réaction d’autodéfense des citoyens. La riposte reste le seul recours aux citoyens abusés, acculés, méprisés, piétinés. Dans ce monde où les potentats écrasent les citoyens de tous les appareils de répression, les victimes ne peuvent demeurer bien longtemps cois comme des cailloux sans s’éveiller à l’horizon de leur survie.
Nous sommes en face d’une réalité réactionnaire des Togolais qui ont recours aux mêmes méthodes violentes pour régler les problèmes qui les assaillent dans une République qui a perdu tous les ressorts du droit et de la justice. La jungle institutionnelle a accouché d’une jungle sociale. L’amère expérience de la délinquance judiciaire donne aux peuples l’inspiration de passer outre les irrégularités du Tribunal et de ses procédures licencieuses que condamnent à maintes reprises Abuja, l’Union Interparlementaire et le système des Nations-Unies pour la protection des Droits humains.
Le désordre institutionnel dans ce pays a atteint une intensité de saturation ; il provoque un rejet sans appel de l’autorité. Tous les organes de régulation de la vie publique sont momifiés ; partout ils sont visibles, mais dans leur robe de musée. Les gouvernants qui utilisent les organes étatiques à leurs propres fins et qui évoluent à l’ombre des lois qu’ils s’autorisent sont dans le viol constant de la population. Une fois que les citoyens sont massivement lassés des abus d’autorité, se déclenche en eux un mécanisme de résistance à plusieurs faisceaux, consciemment ou inconsciemment, pour juguler l’agressivité autoritaire et se frayer une voie de dégagement et de répit. Cette réalité humaine inspira Pierre LEROUX à plaindre les faux-gouvernants dans De l’humanité, de son principe et son avenir lorsqu’il écrit : « Le despote en se faisant despote devient un esclave ». Il est esclave de son propre système qui lui arrache toute crédibilité, toute clairvoyance.
2) Sortir de l’impasse de la délinquance
La norme du désordre étatique est d’un cran intolérable qu’elle fabrique une société violente parce que la récurrence des infractions impunies et la longévité de la méthode ont substitué à la justice, à la régulation sociale une culture de transgression et de mépris pour la vie humaine. Dans cette République des libertins, la fange de la gouvernance a éclaboussé de ses salissures la socialité. Cette inclinaison dangereuse de la République dans la bestialité est si apparente et si désolante dans les faits, dans les choix autoritaires du clan GNASSINGBE, autant dans les réponses que les populations excédées apportent directement ou indirectement au terrorisme d’Etat.
Nous devons reconnaître que nous sommes dans une République malade d’elle-même, malade de ses pratiques, de ses méthodes, malade de la perversité de ses gouvernants, malade de ses institutions fossilisées, malade des traumatismes des crimes de sang et des crimes économiques, malade d’une civilisation perdue. Quand l’indigence est d’une proportion trop grande parce qu’une minorité qui ne connaît que la terreur confisque la richesse nationale et tous les leviers de l’administration, les ressentiments populaires sont d’une virulence, d’une pesanteur à faire chambouler l’articulation solidaire qui détermine l’existence, le vivre-ensemble. Là où la sacralité de la Terre qui nourrit les citoyens est maculée de sang de ses propres enfants, là où elle suinte d’horreurs, elle se déshumanise des cendres fumantes de nos vies, elle perd son âme et se bascule dans une sépulture à ciel ouvert. Les agressions, les braquages, le vol à mains armées, les assassinats crapuleux, la vindicte populaire se répandent dans une République en rebut parce qu’elle n’a que des institutions postiches, dévouées à l’effraction, à la transgression organique, aux représailles inciviques.
A force de verser du sang et de s’en moquer, à force d’utiliser constamment la violence au mépris du droit, le régime dynastique a appris aux Togolais de ne plus avoir peur du sang. Nous sommes au stade d’une déliquescence éthico-morale qu’il faut absolument prendre en compte avec des mesures sérieuses susceptibles de nous délivrer de l’impasse. Nous n’avons nullement besoin des artifices et des faux-fuyants traditionnels qui nous ont si longtemps abêtis et aggravés nos déceptions. La ritournelle de civisme et de balayage mensuel de quelques petits coins de nos contrées et villes est insignifiante et ridicule au regard de la thérapie de réhabilitation républicaine qui s’impose à nous pour sauver l’espérance collective, rétablir une République aimante et aimée que nous avons promise à l’humanité d’en faire l’or, un îlot de jouissance et de convivialité où triomphent l’appétit et la dignité de vivre.
Notre engagement à réduire totalement la déconfiture sociale et à nous débarrasser de nos pourritures pour faire renaître la République doit se passer d’une littérature de récitation, de motion parce que les mots mentent d’eux-mêmes lorsqu’ils sont en déphasage avec la vérité, avec le vécu des citoyens. Halte à la propagande !
Les mobiles du gouffre socio-politique au Togo ont été analysés, les problèmes sont déjà mis en équation depuis l’Accord politique global (APG). L’APG est une bonne base sur laquelle nous devons greffer notre conscience de responsabilité, notre volonté de progrès et notre détermination à franchir les écueils psychologiques pour sortir de la déchéance. A force de remettre les bonnes décisions collectivement prises dans le brouillard de l’évitement, les usuriers de la dynastie sont les grands coupables de la détérioration de la sécurité publique. Nous n’avons pas besoin d’un salut brutal de délivrance républicaine pour reconstituer le socle d’une République en lambeaux.
Il y a des fondamentaux inscrits dans les recommandations de la Commission Justice Vérité et Réconciliation (CVJR) pour laquelle nous nous sommes investis. Sans l’ivresse des ambitions étriquées, nous devons sortir de la prison des tours et détours pour aller à l’exécution intégrale des mesures républicaines indiquées et scellées par les longues assises de la Réconciliation. C’est le seul moyen sûr de nous sortir du gouffre politique qui nous abêtit et qui nous taille une réputation de cancres pour nous situer dans la périphérie de l’humanité. Nous sommes capables de grands desseins en jouant franc-jeu avec nous-mêmes, avec nos engagements collectifs sans le fallacieux de nos artifices de reniement.
L’espérance de reconstitution du tissu socio-politique pourrait émaner d’une prise en charge des collectivités locales par elles-mêmes, en toute liberté. Par conséquent, les élections locales proprement organisées seraient le point de départ d’une confiance retrouvée susceptible de réduire la tension sociale, d’apaiser les ressentiments et de ramollir les nerfs de la vengeance. Le scandale de la délinquance qui a pris des allures dogmatiques, laissé dans son évolution perverse, est la pire forme de cruauté dont nous ne saurions nous remettre.