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L’impossible alternance pacifique au Cameroun et ailleurs en Afrique francophone
Publié le mardi 20 octobre 2015  |  icilome




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Le 15 septembre 2015, des camions de gendarmes et de policiers déferlent au palais des Sports à Yaoundé où a lieu, à l’occasion de la célébration mondiale de la démocratie, une conférence sur l’alternance au Cameroun (https://www.youtube.com/watch?v=pEaJTRF3YsE). L’organisateur de la conférence, le syndicaliste Jean-Marc Bikoko, un journaliste et cinq membres de son organisation sont alors arrêtés, accusés de manifestation illégale, et incarcérés dans une cellule du Commissariat de la place où ils dormiront à même le sol pendant neufs jours. Puis, suivra l’ouverture d’un procès dont l’issue est encore incertaine, le retour en cour étant prévu le 28 octobre prochain.

Cinquante cinq ans après les indépendances, parler de changement ou d’alternance démocratique au Cameroun est donc encore un crime. Or, pourquoi les Camerounais en particulier et les Africains en général sont-ils, aujourd’hui plus qu’hier, déterminés à en parler ? En voici les raisons :

Dans l’administration, la scène suivante rythme le quotidien des Camerounais : Un citoyen X se présente, venant d’une autre ville ou résidant dans la même ville. L’agent de l’État le toise un moment et lui demande : «Tu m’as gardé quoi?» Ce à quoi le citoyen X répond : «Je suis venu faire certifier mes pièces que voici.» Et l’agent de l’État de rétorquer : «C’est ça qu’on mange?» Si le citoyen lui donne de l’argent, il est peut-être servi. Dans le cas contraire, l’agent l’invite à réfléchir en lui demandant de revenir le surlendemain à 8h30. À 8h15, le citoyen X est à la porte avec l’enveloppe contenant l’argent de la corruption. Il trouve la veste de l’agent pendue sur le dossier de son fauteuil. Il attend alors jusqu’à 11h30 et le voit arriver. L’administrateur passe devant le citoyen X sans dire mot. Celui-ci commence alors à le supplier : «Pardon, monsieur, c’est pour les pièces dont je vous ai parlé avant-hier.» S’ensuivent alors les insultes de l’agent : «Vous vous croyez où? Ce pays est à nous… Vous les… (il cite le nom de l’ethnie du citoyen X), vous êtes trop chiches…»

Dans les écoles, l’APE, l’association des parents d’élèves, est devenue la plus grosse structure d’arnaque que le système éducatif ait sécrétée. Puisque l’État s’est désolidarisé de la mission de construire les écoles, les parents y versent des fonds destinés à la construction et à l’équipement des salles de classe, à l'aménagement des cours d'école, à l'achat des ordinateurs. Mais d'année en année, les enfants continuent à jouer dans la poussière des saisons sèches et la boue des saisons de pluies, et chacun d’eux termine l'école primaire sans jamais avoir touché d’ordinateur de ses mains : les fonds cotisés par leurs parents ont été détournés par les directeurs d’école qui parlent alors d’avantages de toute nature liés à l’exercice de la profession !

Dans les lycées, la vente des places est le sport favori des proviseurs. La qualité de l’enseignement dans les salles pléthoriques est bien loin de leurs préoccupations. Bon nombre de ces proviseurs ont d’ailleurs été nommés non parce qu’ils remplissent le critère de compétence ou d’ancienneté, mais par le fait du favoritisme et du tribalisme. Ainsi, monsieur Y, qui a enseigné pendant 20 ans et qui n’a jamais eu la chance d’être promu censeur ou proviseur, se retrouve en train de suivre les ordres de son ancien élève nouvellement sorti de l’ENS (comme lui jadis) et devenu censeur ou proviseur alors qu’il n’a jamais tenu une seule classe.

Au niveau universitaire, on ne sait pas à quoi sert le ministère de l’enseignement supérieur. Alors que les ministres de tutelle sont tenus de s’assurer que les universités sont dotées d’infrastructures adéquates, que les secrétariats de chaque faculté et de chaque département sont dotés de téléphones, de fax, d’ordinateurs et d’Internet, que la pelouse et les toilettes sont bien entretenues, que les amphithéâtres sont équipés la bonne sonorisation, que les bibliothèques sont fournies et renouvelées, que les laboratoires répondent aux normes internationales, que l’administration universitaire est diligente et assure l’effectivité des changes interuniversitaires nationaux et internationaux, que les enseignants respectent la déontologie de la profession, on les voit plutôt s’intéresser aux nominations et à la signature des décrets ou intervenir dans la manipulation des listes d’étudiants à admettre dans les écoles de formation de l’État (ENAM, ESSTIC, IRIC, ENS…)

Dans le gouvernement, les nominations aux postes de ministres ou de secrétaires d’État ne sont pas perçues comme l’occasion de faire montre d’une grande responsabilité vis-à-vis du peuple. Non ! Les ministres célèbrent leurs nominations avec faste, puis s’enrichissent à la va-vite. C’est à qui peut détourner le maximum de fonds publics. On les entend alors célébrer leur premier milliard à grand renfort médiatique. Les critiques de ces pratiques ont amené M. Biya à créer la Conac (Commission nationale anti-corruption), mais cet organisme, dirigé comme toujours par les membres de sa clique, s’est réinvesti dans les pratiques de corruption et d’abus de pouvoir, et a perdu de sa verve.

Dans les hôpitaux, tu n’as pas d’argent pour acheter ta vie, tu meurs. Près de 30% des décès y surviennent par manque de prise en charge dès l’arrivée des patients. Les médecins attendent d’abord que le patient «parle», qu’il leur donne de quoi manger, comme s’ils n’avaient déjà pas un salaire, comme si la vie d’un être humain était à leurs yeux si inutile! Et dès qu’ils font une prescription, les infirmiers, transformés en pharmaciens privés, sont là pour vendre, auprès du malade, certains médicaments figurant sur l’ordonnance. À chaque niveau de l’appareil de l’État, on fait les affaires.

Et dans le domaine des affaires proprement dit, les inspecteurs d’impôts abusent de leur autorité et réclament des impôts aux pourcentages astronomiques dont une partie est reversée dans leurs comptes privés. Les douaniers, quant à eux, sont passés maîtres dans l’art de devenir millionnaires après deux années de service. Même les expatriés ont compris qu’adopter les comportements locaux serait bon pour leurs affaires. Ainsi, ils ne payent plus les salaires (minables) à temps, ne procurent pas toujours de couverture sociale à leurs employés camerounais. On apprend qu’un certain Müller, exploitant forestier dans la région du Centre, prétend être capable d’acheter tous les Camerounais et parvenir à couper illégalement toutes les essences qu’il convoite. D’ailleurs, quiconque se lève contre un exploitant étranger risque la prison. Le cas du maire de Njombé-Penja (région du Littoral), Paul-Éric Kingue, en est un d’école : il passa sept ans de sa vie en prison pour avoir exigé d’une entreprise française qu’elle paye les impôts dus à sa commune.

Comme on le voit, ce régime dictatorial a produit une mentalité d’un rare niveau de cynisme, de violence verbale et physique, et d’obscurantisme : corruption à ciel ouvert, chantage, retards programmés au travail, matraquage psychologique des citoyens, abus de pouvoir et extorsions, violence policière et militaire, non-respect de la déontologie professionnelle, détournements de fonds publics et impunité criarde sont l’héritage de la longévité au pouvoir et la conséquence de l’absence d’alternance. Dans ce contexte touffu et déshonorant, c’est tout un peuple, c’est toute une nation qui a perdu la tête ! D’où l’incontournable nécessité de parler d’alternance, de changement.

Le sens de l’alternance et l’impossibilité de son avènement ?

Dans le contexte camerounais et africain où les dictateurs profitent de l’existence des entités ethniques pour les dresser les unes contre les autres et les éloigner ipso facto de leurs aspirations nationales légitimes, l’alternance est un véritable outil de déconstruction de la mentalité tribale. En effet, 70% des hauts cadres de l’administration et du gouvernement sont originaires de la tribu du chef. Cette situation a pour conséquence son incapacité à punir ceux de ses «frères» véreux, vicieux, corruptibles et corrompus. Ainsi, lorsqu’on analyse sous l’angle ethno-anthropologique les raisons pour lesquelles les dictateurs africains s’accrochent éternellement au pouvoir, on réalise qu’ils se considèrent, d’abord, comme des chefs tribaux, et donc des chefs à vie. En tant que chefs tribaux, ils transforment les armées nationales en armées tribales, nommant et installant les généraux originaires de leurs tribus à chaque poste de commandement. De cette manière, ces généraux n’ont pour tout réflexe que d’étouffer l’expression de la liberté des jeunes et de mater les soulèvements de citoyens, puisque de leur point de vue, ces revendications s’apparentent à la menace de leur tribu qui, en même temps, est celle du chef. C’est ainsi qu’en février 2008, la révolte des jeunes Camerounais fut écrasée manu militari et une constitution tribalisée avec les concepts d’Allogènes/Autochtones (à la place de celui de Citoyen) fut promulguée !

Il en résulte la longévité au pouvoir s’apparente à la construction de la suprématie d’une ethnie sur les autres, toute chose qui peut conduire à des génocides (Ex. Rwanda, 1994). Dès lors, rendre l’alternance obligatoire, imposer des mandats présidentiels de cinq ans renouvelables une seule fois et obliger ceux des chefs d’État qui ont déjà fait plus de deux mandats à se retirer, devient une question de sécurité nationale et un devoir citoyen.
Toutefois, si l’alternance, seule, a le pouvoir de fragiliser la montée en puissance de ces sentiments ethniques si néfastes à l’idéal démocratique, si elle est le seul outil de des-ethnicisation et de détribalisation des mentalités, de construction du sentiment national et de préparation à la véritable paix en contexte démocratique, comment y parvenir quand l’opposition n’est pas unie ? Cette opposition politique se retrouve aujourd’hui devant un défi énorme : réaliser son unité pour redonner un espoir de changement à la jeunesse égarée. Or, elle a désormais les mains liées. Plusieurs de ses leaders n’ont pas résisté à l’appât du gain tendu par le régime et, comme conséquence directe de cette prostitution politique, leurs partis sont devenus des avatars, des sosies, des versions clonées du Parti au pouvoir. C’est tout un peuple qui se retrouve ainsi prisonnier de sa propre turpitude.

Au regard de ce qui précède, parler d’alternance, ce n’est pas seulement faire partir Biya, Eyadema, Sassou ou Kabila, encore qu’il est impossible à chacun de ces despotes d’avoir le courage de dire : «J’ai décidé de me retirer de mes fonctions de chef de l’État» ou encore «J’accepte le verdict des urnes qui donne la victoire à mon challenger et je m’engage à le soutenir pour le plus grand intérêt de la nation». Parler d’alternance, c’est surtout mettre fin à la culture du déshonneur (celle de la corruption, la discrimination, du tribalisme, du vol, du mensonge, du non-respect des lois et l’injustice sociale) et de conduire le peuple vers la culture de l’honneur (celle du bien commun, du respect de la déontologie, de la protection des personnes et des biens, de la justice sociale, du véritable développement économique et industriel). Cette alternance-là ne sera pas pacifique. Elle sera nécessairement douloureuse, puisque la résistance viendra de partout : des administrateurs corrompus, des douaniers, des agents d’impôts, des policiers, des militaires, des universitaires, des enseignants, des expatriés, etc. Elle exigera donc une révolution à la sénégalaise ou à la burkinabé et l’organisation incontournable de la conférence nationale souveraine jadis détournée.

Pour l’Organisation Jeunesse Africaine
Maurice NGUEPE
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