Dans L’Alternative, Nous avons plusieurs fois relayé les graves dysfonctionnements qui ont souvent été signalés, dans la santé en général et au CHU Sylvanus Olympio en particulier. Dans un entretien que nous avons eu mercredi dernier avec le patron des lieux, le Col Adom Wiyoou Kpao, ce dernier a donné sa version des faits. Pour lui, le problème de son établissement est essentiellement lié aux «mentalités» des agents, surtout celles des chefs services. Les termes sont crus.
L’entretien a duré plus d’une heure et demi avec le Col AdomWiyoou Kpao entouré de deux de ses proches collaborateurs. Il a porté sur différents aspects du « problème CHU Sylvanus Olympio ». Pour information, le Colonel nous a informés que l’établissement qu’il dirige gère un personnel de 1400 agents devant s’occuper de 800 lits. Il a une charge salariale mensuelle de 151 millions de F CFA. Il dépense en moyenne 40 millions dans l’acquisition de bonbonnes d’oxygène et 24 millions pour l’électricité. Il engrange des recettes moyennes de 95 millions par mois. Dans les urgences chirurgicales (où on accueille des personnes qui ont besoin d’intervention chirurgicale), le CHU Sylvanus Olympio reçoit entre 30 et 40 patients par jour, contre la moitié aux urgences médicales.
C’est plus qu’une évidence que l’hôpital de référence du Togo, centre de recherche médical par excellence du pays, est dans le coma.
L’insatisfaction des patients est patente. Les pénuries de consommables sont quotidiennes. Et, désormais, les plaintes des patients ou de leurs parents se multiplient. Ce constat est partagé par la
Direction de l’hôpital qui tente de donner sa vue des choses. «Le mal de cet hôpital, ce sont les mentalités. De tous les agents, à peine 2 sur 10 sont intègres», charge la Direction. Le Colonel qui dit « vouloir amener ses collaborateurs à prendre de nouveaux comportements», indexe la corruption de ses agents, leur manque de conscience professionnelle.
Les manquements relevés par la Direction
«Si vous allez par exemple au service du transport routier, plus de 50% des certificats de vision provenant du CHU Sylvanus Olympio sont délivrés par des agents qui empochent eux-mêmes les sous. Vous trouvez des agents qui ont eux-mêmes des facturiers (Ndlr : parallèlement au circuit normal de comptabilité) au boulot dans leurs bureaux », déplore le médecin-militaire.
Le Colonel et ses proches collaborateurs pointent du doigt les agents. Ils évoquent de nombreux cas de vols de consommables et de détournements de matériels. Par exemple, ils ont cité le cas d’une acquisition d’un stock de 210 cartons de papiers rames et de cartouches d’encre qui a fondu en quelques semaines. Au contrôle, les dégâts sont importants : 103 cartons de papiers et 44 cartouches d’encre disparus. Ils citent aussi des cas où d’importantes différences sont notées entre la quantité de produits déclarés à l’acquisition et celle utilisée finalement. Ils disent avoir découvert par exemple, suite à un contrôle, une différence de deux millions de valeur de produits disparus entre la pharmacie et le service d’anesthésie.
La quantité de produits finalement utilisée pour les patients est de deux millions inférieure à celle acquis à la pharmacie. Justement parlant de la Pharmacie, le Directeur du CHU mentionne aussi un cas où les agents ont refoulé un fournisseur du CHU avec une commande passée par ledit établissement et dont le laboratoire avait besoin. Alors qu’au même moment, les pharmaciens avaient déclaré au laboratoire qui en était dans le besoin que le produit était en rupture de stock. La Direction soupçonne que cette pénurie soit créée artificiellement pour rediriger les patients vers des cliniques privées où certains agents pourraient avoir des intérêts personnels. Elle parle des cas d’opérations annulées à cause parfois de manque d’oxygène, alors que l’oxygène est pourtant disponible et c’est celui qui devrait aller changer la bonbonne qui a manqué de le faire. Ou des cas d’anesthésistes qui refusent de travailler pendant plusieurs jours parce qu’ils ne seraient pas d’humeur à travailler, suite à des contrôles.
«Il m’arrive par exemple avant de signer une commande d’achat de gants stériles de me poser des questions de savoir où cela passe. Parce que, au même moment que moi j’achète des gants, les médecins prescrivent encore aux patients les gants. Les gants que moi j’achète passent où finalement ? », s’inquiète l’officier des Forces Armées Togolaises.
Le Colonel n’épargne aucun service. Par exemple, à la Pédiatrie, il dénonce « une mauvaise organisation, du chef jusqu’au dernier agent ». « Je suis allé deux fois au tribunal à cause de la Pédiatrie. Parfois, dans ce service, les infirmiers s’absentent et se font remplacer par des amis qui ont été formés sur le tas et qui administrent des traitements inadéquats qui parfois causent la mort des enfants ». Il évalue à 60% les prestations de la Pédiatrie dont les traces ne figurent nullement dans les documents comptables du CHU.
A la Maternité, il dénonce le laxisme qui fait que les femmes traînent par terre. A la Traumatologie, il pointe du doigt des traitements dont la facturation n’est pas répertoriée à la comptabilité. A la Chirurgie, il regrette des opérations privées clandestines. « Parfois, le chirurgien déclare un pansement juste avant d’accéder à la salle opératoire, mais en réalité il y va avec un patient pour l’opérer d’une appendicite dont il fixe lui-même le coût et empoche l’argent », fait savoir le Directeur du CHU Sylvanus Olympio.
Les chefs-service, les détournements et l’absentéimse
La Direction du CHU Sylvanus Olympio insiste sur le détournement des matériels de son établissement par les agents. Elle évoque le cas d’une organisation humanitaire de la Picardie en France qui leur avait offert un conteneur de matériels dont le contenu s’est retrouvé finalement dans des cliniques privées. Et depuis, l’organisation se refuse à tout nouveau don à l’intention du CHU Sylvanus Olympio.
Si le Colonel Adom Wiyoou Kpao est critique vis-à-vis de son personnel, il l’est particulièrement vis-à-vis des professeurs, chefs-service qu’il accusent de négligence, d’absentéisme et de détournement des malades, d’agents et de matériels vers leurs cliniques privées. Il les accuse, entres autres reproches, d’être complices de l’absentéisme des agents de leurs services. Il dit ne pas comprendre par exemple que pour un jour de garde, l’agent doit se voir accorder deux autres jours compensatoires de repos dans la semaine, alors que le jour de garde est, en plus, payé. Cette situation crée, selon lui, une « pénurie artificielle » de ressources humaines. « Les gens font des prêts dans les banques, vont travailler dans le privé pour les rembourser, pour venir se reposer au CHU, sachant qu’ici le salaire est garanti », estime-t-il.
Au sujet du fameux projet BIDC, piloté par un autre médecin-colonel, Sogné Badjona, le Directeur dénonce la « sur-utilisation » du scanner par exemple qui entraîne sa panne répétitive. Il déclare dépenser des dizaines de millions chaque année dans la réparation d’un scanner qui jusqu’ici n’a pourtant jamais été réceptionné définitivement et dont le réparateur est le même depuis des années. Au même moment, il accuse les Chefs services d’avoir permis qu’on installe des matériels non-performants à la place des anciens matériels qui étaient plus performants.
« Si j’avais la possibilité de renvoyer des gens ici, je commencerais par les professeurs; mais hélas, je n’ai pas cette possibilité », a déclaré le militaire qui vit mal la limitation de ses prérogatives en termes de sanction vis-à-vis du personnel et particulièrement des professeurs chefs-services. Il conçoit difficilement que ceux-ci se contentent souvent de lui adresser des « notes d’information », lorsqu’ils doivent s’absenter, en prétextant qu’ils sont en voyage pour l’Université, vu qu’ils sont aussi sous le ministère de l’Enseignement Supérieur. « Si tu cherches le Chef de Service, ont te dit qu’il est à l’Université; tu iras vérifier ? », interroge-t-il, embarrassé de devoir se contenter souvent de leurs collaborateurs « surveillants » pour des discussions qu’il devrait avoir avec les chefs services eux-mêmes.
La dernière décision qui divise
Depuis le 1er juin, la Direction a mis en oeuvre une nouvelle mesure sécuritaire qui consiste au changement des anciens agents de sécurité du CHU Sylvanus Olympio par ceux d’une agence de sécurité privée. Cette mesure, selon le Directeur, a fait l’objet d’une note de service. Mais depuis sa mise en oeuvre, elle susciterait, des mécontentements de la part du personnel qui ne supporte pas d’être fouillé par les nouveaux agents de sécurité. La Direction estime pourtant que depuis la mise en oeuvre de cette mesure, des découvertes pertinentes ont été faites. Selon des images mises à la disposition de L’Alternative, des produits dont des médicaments, des boites de javel ont été saisis par les agents de sécurité auprès des membres du personnel, ce qui constitue pour la Direction un indicateur de la pertinence de la mesure. C’est en tout cas la nouvelle pomme discorde entre la Direction et le personnel.
Commentaires
Au bout de la chaîne, c’est le citoyen qui paie les pots cassés d’un système de santé où, comme dans d’autres secteurs de l’administration, s’est installée la chienlit. Si les propos de la Direction du CHU décrivent une certaine réalité du CHU Sylvanus Olympio, on ne peut limiter tout le problème dudit établissement à une mauvaise foi du personnel uniquement. Parlant du scanner, par exemple, le seul argument de la sur-utilisation ne pourrait expliquer ses pannes. Puisque avant même son inauguration, il était déjà en panne. Et les autres établissements de soin du pays qui ont eux-aussi bénéficié des matériels BIDC s’en plaignent, sans forcément les avoir « surutilisés ». Et le premier responsable de ce scandale est le Conseiller médical de Faure Gnassingbé, un autre colonel des FAT qui, lui aussi, n’a jamais été sanctionné par les premières autorités du pays.
C’est incontestable que l’administration publique au Togo est un véritable panier à crabes où règnent incompétences, corruption, désordre, insoumission, détournement ; mais aussi coups bas, délation, népotisme voire tribalisme. Des prétendus programmes de modernisation avec comme à la clé des contrats avec certaines grandes écoles de Paris et de Québec n’ont été que l’occasion pour le pouvoir de Faure Gnassingbé de s’attirer la sympathie de certains hommes politiques de ces pays qui défilent depuis des années dans nos murs pour donner des pseudo-conférences dont la facture est bien salée et l’impact est voisin du nul. Le constat est là, après des années de ces formations, rien n’a changé. Et l’échec de ces programmes se ressent particulièrement dans certains secteurs comme ceux de la Justice et de la Santé qui sont directement en contact avec la population et où il est souvent question de vie ou de mort.
La conscience professionnelle, la responsabilité, le devoir de reddition de compte, le respect du bien public… doivent effectivement revenir dans le secteur public au Togo, et depuis le sommet de l’Etat. Et lorsque la tête donne l’exemple et imprime le rythme, la queue n’a de choix que de suivre. Mais que la tête est pourrie, c’est tout le corps qui est mort.
Il convient par ailleurs d’interpeller les agents de la santé qui manipulent une matière hyper délicate (la santé et la vie de l’homme) et se sont engagés dans cette voie par « sacerdoce » à se garder de devenir des agents dont les actes causent la mort au lieu de sauver des vies. « Je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux…
Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif de gain ou la recherche de la gloire », dit le Serment d’Hippocrate par lequel les médecins jurent solennellement avant de revêtir la robe de médecin. Ceux qui ont parfois tendance à l’ignorer, devraient le garder constamment à l’esprit. Et ne pas pénaliser de pauvres citoyens, parfois des nouveau-nés totalement inconscients, qui ne sont en rien responsables de la situation de délabrement dans lequel est abandonné le Togo et qui, autant que d’autres, n’en sont que victimes.