Demain, quelques rares Togolais qui s’en souviennent encore, évoqueront la date du 5 Octobre. Pour les Togolais de la génération des 30 – 35 ans, cette date ne représente quasiment rien ou, dans le meilleur des cas, que de vagues souvenirs de gamins. Et pourtant, le 5 Octobre 1990 restera incontestablement le point de départ de l’irrésistible marche du Togo vers la démocratie.
En effet, le 5 Octobre 1990, le Togo vivait encore sous le régime du parti unique, le Rassemblement du Peuple Togolais (RPT) incarné par un seul homme, le Général Gnassingbé Eyadéma. Feu Général Eyadéma était à la fois, Président aux ordres incontestables du RPT, Président de la République, Chef supérieur des Armées. A l’époque, il n’y avait pas de Premier Ministre. Le Chef de l’Etat était également Chef du gouvernement.
Pour la jeune génération, il est important de préciser qu’entre 1967 et 1991, il n’y avait pas de parti d’opposition au Togo. Il n’y avait pas d’Opposition légale. Tous les Togolais étaient automatiquement membres du RPT. Les fonctionnaires devaient arborer des pins à l’effigie du Général Eyadéma ou du parti. Entre 1967 et 1980, le Togo n’avait pas de Constitution. La volonté et la parole du Général Eyédéma, les ordonnances et décrets autonomes ou pris en conseil des ministres faisaient office de lois. Il n’y a avait pas d’Assemblée nationale.
En 1980, une Constitution avait été adoptée et transformé le RPT en parti-Etat en lui conférant la primauté sur toutes les Institutions de la République. Les Députés étaient désignés par le RPT. Les Préfets étaient à la fois représentants du Pouvoir central et Commissaires régionaux du RPT.
L’hymne national hérité de l’indépendance, " Terre de Nos Aïeux" plus connu sous le nom de "Salut à toi" avait été banni au profit de l’hymne du RPT, "Écartons tous mauvais esprit". Il n’y avait ni presse privée, ni radio ou télévision privée. La seule information disponible et servie aux populations était celle diffusée par les médias officiels. Aucune forme de contestation n’était tolérée. A l’instar des autres institutions du pays, la Justice était placée sous l’autorité du parti-Etat.
Au niveau continental, le modèle togolais n’était pas un cas unique.
La plupart des régimes africains d’alors étaient des régimes à parti unique d’inspiration française mais calqués sur le modèle du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS) avec son Comité Central et son Bureau Politique.
On comprend dès lors l’impact qu’aient pu avoir sur les régimes autocratiques africains les réformes politiques engagées en 1989 et 1990 par Michaël Gorbatchev en URSS et qui avaient abouti au démantèlement des Républiques Soviétiques et à la désintégration des régimes communistes de par le monde.
Au même moment, lors de son fameux discours de la Baule prononcé le 20 Juin 1990 à l’occasion de la 16ème Conférence des Chefs d’Etat d’Afrique et de France, le Président français François Mitterrand invitait ses pairs africains à développer la démocratie dans leurs pays respectifs à l’image des Européens de l’Est qui venaient de s’affranchir de la tutelle communiste. Convaincu de pouvoir exporter la démocratie parlementaire à l’européenne en Afrique, François Mitterrand avait décidé de subordonner l’aide française à l’introduction du multipartisme.
Avant même le discours de la Baule, nos voisins béninois ont réussi grâce à leur lutte, à pousser le Président Kérékou à l’alternance, emboîtant ainsi le pas au Sénégalais Léopold Sédar Senghor et au Nigérian Olussegun Obassanjo. Toujours au même moment, tout près de nous au Ghana, le Président John Jerry Rawlings venait d’engager son pays sur la voie d’un pluralisme démocratique plutôt réussi.
Au Togo, les avancées étaient plus que timides. La mise en place d’une Commission Nationale des Droits de l’Homme (C.N.D.H) sous contrôle du RPT apparaissait comme un subterfuge pour servir de vernis à un régime qui ne donnait aucun gage sérieux en matière de respect des droits de l’Homme et des libertés publiques.
Convaincu que le contexte international et national marqué par les conséquences sociales fragilisantes du premier plan d’ajustement structurel, était favorable à un travail de conscientisation des populations, un groupe d’Etudiants, militants du parti politique en exil, la CDPA (Convention Démocratique des Peuples Africains) entreprirent de procéder à la distribution de tracts et d’ouvrages interdits pour l’éveil des consciences avec comme mot d’ordre : « L’autocratie doit céder place à la démocratie et au respect réel des droits de l’Homme et du citoyen… ». Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais à l’époque, il fallait une forte dose de courage pour engager de telles actions contre le régime à parti unique.
Pour avoir distribué des tracts jugés "subversifs" par le régime, treize (13) Etudiants « activistes » de la C.D.P.A.furent arrêtés le 22 août 1990 entre 19 heures et 02 heures du matin.
Après la libération de certains prévenus tous des étudiants, les deux principaux accusés qui avaient pour noms Logo Dossouvi et Doglo Agbelenko devaient comparaître le vendredi 21 Septembre 1990 devant le Tribunal de Lomé pour répondre des faits « d’outrage par écrit et injure envers les représentants de l’autorité publique avec la circonstance aggravante d’avoir été diffusé publiquement ». Les faits en question étaient prévus et punis par les articles 140 et 141 du code pénal de 5 ans d’emprisonnement.
Ce jour là, les habitants de la capitale s’étaient massivement mobilisés pour prendre d’assaut très tôt le matin, les abords du Palais de Justice de Lomé. Après un procès riche en rebondissements présidé par un certain Juge Agbétomey, procès au cours duquel les Avocats de la défense se sont déchainés contre les méthodes d’une justice sous ordre, l’affaire avait été mise en délibéré au 5 Octobre 1990.
Très tôt le matin de ce vendredi 5 octobre 1990, le tribunal de Lomé était noir de monde. Logo Dossouvi racontera plus tard : « Quand les accusés firent leur apparition peu avant 8H30, seules les robes noires des avocats avaient envahi la salle d’audience. De magistrats, point. La foule remuante criait « Libérez-les ; libérez-les » et proclamait les slogans invitant au « Multipartisme », à la « Démocratie » à la « Liberté », « A bas le RPT », « A bas le MONESTO ». Et comme si tout cela ne suffisait pas, la foule s’est mise à chanter l’ancien Hymne national « Terre de Nos Aïeux » interdit à l’époque par le RPT au pouvoir ». Les forces de l’ordre semblaient débordées. L’Armée a alors été appelée en renfort et a chargé. Les avocats de la défense quittèrent le tribunal pour aller protester auprès du Procureur général et avaient improvisé une marche spontanée de protestation pour se rendre à la présidence de la République.
La foule, chassée du prétoire, avait envahi les rues de la capitale, incendiant des véhicules administratifs et saccageant des commissariats de police. Lomé était à feu et à sang ! Logo Dossouvi et Doglo Agbelenko furent acquittés et libérés mais la tension ne tomba pas pour autant. Les mouvements de contestation se répandirent comme une traînée de poudre et gagnèrent l’ensemble de la capitale et du pays tout entier.
Le 5 Octobre sera le point de départ d’un vaste mouvement de contestation populaire du régime de feu Général Eyadéma. Très vite, des revendications socio-économiques et politiques ont supplanté les revendications de justice pour Logo Dossouvi et Doglo Agbélenko. Toutes les couches des populations togolaises se sont associées aux mouvements de revendications pour exiger le multipartisme, la démocratie et la liberté et la tenue d’une Conférence nationale souveraine et un changement de système politique pluraliste et démocratique.
Entre le 5 octobre 1990 et les élections présidentielles de 2005 suite au décès du Général Eyadéma, certaines estimations évaluent à plus de 2.000 le nombre de Togolais morts pour des raisons politiques. Au regard des sacrifices consentis et des espoirs suscités, nombre de Togolais se demandent aujourd’hui à tort ou à raison, à quoi aura servi le mouvement patriotique du 05 Octobre 1990 ?
Même si 26 ans après les premiers mouvements de soulèvements populaires le contexte politique togolais semble loin de celui d’une démocratie très avancée véritablement digne de ce nom, le sursaut patriotique du 5 Octobre 1990 aura ouvert la voie à la conquête d’un certain nombre d’espaces de libertés qu’aucun régime ne saurait remettre en cause. Il en est ainsi principalement de la liberté d’expression. Il s’agit de l’une des libertés fondamentales en démocratie. Le 5 Octobre 1990, les manifestants criaient « multipartisme ». Aujourd’hui le Togo compte plus d’une centaine de partis politiques légalement constitués.
Le chemin est certes encore long pour parvenir à la démocratie dont rêvait la jeunesse togolaise des années 90. Logo Dossouvi, l’un des deux héros du 5 octobre 1990 est décédé il y a un peu plus de deux ans dans l’anonymat le plus total après plusieurs années d’exil au Canada. L’autre héros, Doglo Agbélenko vit toujours en exil.
La grande question qui se pose aujourd’hui n’est pas tant de savoir ce qui reste des espoirs suscités par le 5 octobre mais de savoir l’usage que font les mouvements politiques d’opposition des deux acquis irréversibles du 5 octobre 1990 que sont la liberté d’expression et le multipartisme pour conduire le Togo à la démocratie et la prospérité. Il n’est jamais trop tard pour bien faire et comprendre que le multipartisme ne débouche pas forcément sur la démocratie mais que le multipartisme n’a de sens et n’est viable que dans une démocratie bien établie.
Dimas DZIKODO
Forum de la Semaine N°2023 du Mardi 04 Octobre 2016