Professeur à CEAN-Sciences Po Bordeaux, Coumi M. Toulabor a fait une analyse pertinences des Forces armées togolaises (FAT) et le dispositif de contrôle sécuritaire. Lisez plutôt!
S’il existe un secteur où le régime Eyadéma a implanté et développé une véritable politique digne de ce nom c’est bien celui du contrôle sécuritaire de la population. Une politique sectorielle volontariste et planifiée s’est progressivement mise en place, nécessitant des moyens énormes en hommes et en financement, soutenue par une idéologie de conservation du pouvoir et accompagnée d’une préoccupation constante de suivi dans son exécution avec obligation de résultat. Ceci relève de la rareté pour être noté, si on sait qu’il est extrêmement difficile d’en trouver une aussi bien pensée et exécutée dans les autres secteurs de la vie du pays comme l’éducation, l’agriculture, la santé, l’emploi, le logement, le loisir, la jeunesse, la femme, l’urbanisme, l’équipement collectif, etc. Très tôt, et surtout après l’accident de Sarakawa en janvier 1974 où il se voit Dieu qui voit « l’ennemi intérieur » partout, Eyadéma a substitué une politique sécuritaire à une politique de défense nationale du territoire. C’est une des conséquences perverses aux effets dévastateurs incontrôlables de l’idéologie holiste du parti unique, le RPT (Rassemblement du peuple togolais) qui prônait « l’intégration de l’armée à la vie politique » dès sa création en 1969 dans son livret vert. En intégrant l’armée à la vie politique comme un acteur ordinaire sans aucune spécificité (le port d’arme par exemple), le régime Eyadéma s’est interdit du même coup à bâtir une armée moderne digne de ce nom, strictement attachée à sa fonction régalienne de défense du territoire. Les forces armées se sont donc substituées aux forces de police et de gendarmerie dans l’administration de la sécurité que tout citoyen doit attendre de l’Etat. Police et gendarmerie sont devenues ainsi des forces supplétives voire absentes dans la gestion de la sécurité intérieure qui leur est traditionnellement dévolue. A partir des années 1990, apparaîtront de nouveaux acteurs tels que les milices paramilitaires et les sociétés de gardiennage qui vont prêter main forte à l’armée, engendrant plus d’insécurité meurtrière que de sécurité pour les citoyens, notamment aux moments des élections comme le doigtent régulièrement tous les rapports des organisations de défenses des droits de l’Homme qui ont une crédibilité. Le rôle proéminent joué par ces acteurs dans le processus de dynastisation du régime à la disparition du dictateur Eyadéma le 5 février dernier (le tout récent rapport de l’ONU est formel) dans les conditions sanglantes et abracadabrantes que l’on sait, consacre plus que jamais leur place, maintenant plus structurelle que conjoncturelle si rien n’est fait, dans la vie politique du pays.
Nous allons présenter successivement les trois volets du dispositif sécuritaire en instant particulièrement sur l’armée, l’axe central autour duquel pivotent les deux autres acteurs : les milices et les sociétés de gardiennage. Rappelons qu’avec sa forme longiligne et la concentration jacobine de presque toute la vie nationale dans la capitale, Lomé, le Togo (56 000 km2 et 5 millions d’hbts) se présente comme un petit pays macrocéphale facile à contrôler sécuritairement par toute autorité centrale obsédée de sa sécurité. Nous allons voir aujourd’hui concrètement la branche à laquelle la Bande est accrochée et tenter ultérieurement un peu sa sociologie interne.
1ERE PARTIE : DONNEES EN CHIFFRES DU DISPOSITIF MILITARO-SECURITAIRE a) L’ARMEE TOGOLAISE : EFFECTIFS, COMPOSANTES ET DIFFERENTS CORPS D’UNITE (Tableau n° 1)
Dans l’incapacité de produire une politique de défense nationale à l’instar de la plupart des pays africains à l’exception notable peut-être du Nigeria et sûrement de l’Afrique du Sud, l’Etat togolais ou ce qui en tient lieu a confié à l’armée l’administration de la police intérieure. Bien que certaines données soient encore fragiles et nécessitent encore quelques précisions (et notons-le, il n’est pas facile d’avoir toutes les précisions souhaitées !), ce dont on fait état ici est valable et tient globalement la route.
Tableau n° 1 : Les FAT en chiffres Forces armées togolaises (FAT) : 13 074 dont Armée de Terre : 12 212 Armée de l’Air : 636 Marine nationale : 226 L’Armée de Terre se décompose comme suit : Centre d’Entraînement de Troupes Aéroportés (CETAP) : 204 Centre National d’Instruction (CNI) : 126 Collège Militaire de Tchitchao (CMT) : 297 École de Formation des Officiers des FAT (EFOFAT) 99 École de Formation de Sous-Officiers des FAT (EFSOFAT): 17 Force d’Intervention Rapide (FIR) : 753 Gendarmerie nationale : 2 710 Régiment Commando de la Garde Présidentielle (RCGP) : 1 990 Régiment de Soutien et d’Appui (RSA) : 1 878 Régiment Para Commando (RPC) : 1 406 Régiments Inter Armes (1er, 2ème, 3ème, 4ème) (RI) : 2 559 Sous-Groupement Blindé (SGB) : 377 L’Armée de l’Air comprend: Base de Chasse de Niamtougou (BCN) : 350 Base de Transport de Lomé : 286 Les Services de renseignement regroupent : Brigade Anticriminalité (BAC): 60 Brigade de Recherche et d’Investigation (BRI) : 55 Centre de Traitement et de Recherche (CTR) : 35 Service de Renseignement et d’Investigation (SRI): 150 Forces de police : 2 280 Dont Direction Générale de la Police Nationale (DGPN) : 175 Police judiciaire : 80 Sapeurs pompiers: Lomé 300 Kara 50 Effectif douanier: 3 000 Autres forces : Gardes Préfectoraux : 403 Gardes forestiers : 126 Anciens combattants : 4 800 Avec un ratio de 1 militaire pour 250/300 habitants environ, le Togo est le pays le plus militarisé du monde. Les effectifs sont passés de quelque 300 hommes dans les années 1960 à plus de 13 000 aujourd’hui, avec une montée régulière des dépenses militaires depuis l’accession du général Eyadéma au pouvoir en 1967, encore qu’il conviendrait mieux ici de faire remonter cet événement à janvier 1963 quand un an plus tard il devient chef d’état-major de l’armée. Voyons maintenant dans le tableau synoptique ci-après la répartition spatiale du dispositif sécuritaire sur l’ensemble du territoire avec leur pourcentage: Ce tableau appelle quelques commentaires. Il fait ressortir que les FAT sont inégalement réparties sur le territoire d’autant que plus la moitié de leurs effectifs sont fixés dans la capitale. Terminus interne de l’exode rural, Lomé est le réceptacle de toutes les dynamiques démographiques du pays, comme le sont d’autres capitales des pays du Sud. D’où une très forte concentration de la population estimée à près de 1 000 000 d’hbts, soit plus ou moins près de 1/5 de la population totale du pays, alors qu’on trouve difficilement des villes à plus de 150 000 hbts. Ainsi, Lomé apparaît comme une véritable mégapole à l’échelle du pays avec tout ce que cela implique en matière de force attractive, de chômage, de délinquance et de criminalité. Ensuite elle est un lieu de concentration de forces sociales et politiques centrifuges qui s’opposent à la dictature Eyadéma : partis politiques, syndicats, étudiants, femmes, jeunesse, etc. Lomé fait du Togo un pays macrocéphale à tel point que qui contrôle cette ville est certain d’avoir la main mise sur plus d’un 1/3 au moins du potentiel politique du pays dont elle est par ailleurs le poumon économique avec son port et ses infrastructures, en dépit de leur délitescence avancée où les nids d’autruche se comptent plus nombreux que les nids de poule sur les routes. Alors que Atakpamé, Sokodé et Dapaong sont des villes de garnisons quasiment vides, le tableau fait apparaître Kara, fief supposé du chef de l’État défunt, comme la seconde ville militaire du pays avec 20,27 % des effectifs militaires. On y trouve dans ses bourgs environnants le Centre national d’instruction, le Collège militaire de Tchitchao, l’Ecole de formation des officiers des FAT de Pya (village natal du Président défunt), la Base de chasse de Niamtougou, et surtout le Régiment commando de la garde présidentielle, connu sous le nom de “ Bérets verts ” et le Régiment paracommando appelé aussi “ Bérets rouges ”. Ces deux derniers régiments auxquels s’ajoute la redoutable FIR (Force d’intervention rapide), basée à Lomé, forment les sinistrement célèbres “ commandos de la mort ”. Une armée pléthorique qui se double d’une monoethnicité assez poussée. Jamais armée africaine n’est aussi ethnicisée ou tribalisée que l’armée togolaise. Le général Eyadéma a bâti essentiellement les FAT autour de son groupe ethnique. Cela est connu des Togolais que des données chiffrées à la Conférence nationale de juillet-août 1991 sont venues confirmer, lesquelles sont encore valides de nos jours dans leur ensemble. Sur les 13 000 hommes qu’elles comptent, 10 000 viennent de la partie septentrionale du pays et les 3 000 restant du Sud. Parmi ces 10 000 hommes du Nord, 7 000 sont Kabyè, et parmi ceux-ci 3 000 sont originaires de Pya, le village natal du Président. Alors que les Kabyè se situent entre 10 et 12 % de la population, ils représentent en revanche à eux seuls 53,84% des effectifs des Forces armées, dont 23 % de Pya, pendant que le Nord dans son ensemble se taille 76,92 % des effectifs globaux si on se fie à l’intervention de T. Apedo-Amah à la conférence nationale en 1991. L’encadrement des Forces armées togolaises, est aussi presque entièrement entre les mains des Kabyè. En effet, sur ses 300 officiers, 50 sont du Sud, alors qu’ils sont 250 pour le Nord, parmi lesquels 200 Kabyè, dont 50 pour le seul village de Pya. Par ailleurs, aucune des 26 unités de commandement qui composent l’ossature des Forces armées togolaises, n’est confiée à un ressortissant du Sud. Sur les 17 unités commandées par des Kabyè, 10 le sont par des officiers de Pya, tandis que les 7 reviennent aux autres groupes ethniques du Nord. C’est logiquement que les structures de formation telles que l’École de formation des officiers des FAT à Kara et l’École de formation de sous-officiers des FAT à Témédja recrutent essentiellement parmi les ressortissants du Nord à l’instar du Collège militaire de Tchitchao dont les 80 % des recrues proviennent de l’ethnie du général Eyadéma. Par ailleurs, dans cette configuration ethnique, il va sans dire que c’est tout naturellement aussi qu’on trouve souvent des Kabyè à la tête des différents corps et unités de commandement. Récemment, le 27 août 2005, le ministre de la Défense, Kpatcha Gnassingbé, a procédé par décret à des nominations et à des mutations au sein des FAT. Nous allons voir, rapportée dans le tableau ci-après l’appartenance ethnique des différents chefs de corps sous le général Eyadéma et maintenant sous son fils Faure. b) LES MILICES PARAMILITAIRES Parallèlement aux FAT existent des milices paramilitaires proches du pouvoir. Elles se présentent souvent sous la forme d’associations estudiantines et sont basées sur le campus universitaire de Lomé. On en dénombre quatre : milice structuro-organique du régime, le Haut Conseil des associations et mouvements étudiants (le redoutable HACAME) est la plus ancienne, créée au début des années 1990 pour faire pendant à la milice des partis d’opposition naissants, les Ekpomog, aujourd’hui disparus. Il faut citer la Ligue togolaise des étudiants et stagiaires, l’Union des estudiantins du Togo et la Fédération des étudiants et scolaires du Togo qui sont de création récente et sont plutôt des milices potentielles dont les éléments alimentent le HACAME. Si ces dernières sont l’actualisation des anciens Mouvement national des étudiants et stagiaires du Togo ou Association des étudiants togolais du Bénin, le Hacame rappelle par sa composition ethnique l’AMENTO (Amicale des étudiants du Nord-Togo) et les autres associations estudiantines tribales dont le dictateur défunt avait encouragé la création dans les années 1970 et 1980 au sein de la jeunesse de la partie septentrionale du pays. Composé d’ultratribalistes, le HACAME surtout et accessoirement les autres mouvements font parler d’eux lors des différentes élections « pluralistes » (notamment les présidentielles de 1998, de 2003 et de 2005) qui ponctuent la vie politique. Pendant les présidentielles de 2005, d’autres milices sont créées ponctuellement par les membres de la famille présidentielle sur la même ligne ethnique que le HACAME pour la conservation du pouvoir. On y reviendra ultérieurement dans le second volet de cette étude. c) LES SOCIETES DE GARDIENNAGE ET DE SURVEILLANCE Le troisième volet sécuritaire est constitué d’une dizaine de sociétés de gardiennage et de surveillance se partageant le marché sécuritaire. Toutes installées à Lomé, les principales sont l’Agence pour le développement et la sécurité, l’Intercom Security, l’American Eagle Security, l’Optimal Protection Services, la Société togolaise de surveillance et la Togo Métropolitain Security Service et l’Eurafric Corporation et dont les profils sont rassemblés dans le tableau synoptique ciaprès. Il importe de souligner qu’hormis celle de Robert Montoya et dans une certaine mesure celle de Jeannou Lacaze, parrain militaire de la Bande décédé en août dernier, toutes ces entreprises de gardiennage ne participent pas au sécuritaire en termes de répression politique. Fluidité entre les différents volets sécuritaires Les trois volets du dispositif (FAT, milices paramilitaires, sociétés de gardiennage) fonctionnent en synergie, bien qu’ils constituent des corps statutairement séparés. Cela se traduit essentiellement par une extraordinaire fluidité dans la circulation des agents des forces armées vers les milices et les agences de gardiennage. Des chômeurs, de petits délinquants et des militaires en civil venus des rangs de l’armée régulière et surtout des anciens combattants , cohabitent en bonne intelligence au sein de la Ligue togolaise des étudiants et stagiaires, de l’Union des estudiantins du Togo et de la Fédération des étudiants et scolaires du Togo, et mieux encore au sein du HACAME, la milice-mère, la plus représentative de ces milices paramilitaires sur laquelle les autres ont calqué leur mode de fonctionnement. Supposé en sommeil, le HACAME ne continue pas moins de semer des troubles sur le campus de Lomé, empêchant par exemple la tenue des meetings ou cassant des mouvements de grève d’étudiants majoritairement syndiqués au Conseil des étudiants de l’université de Lomé, attaché à son autonomie . Le campus jouxte le quartier Doumasséssé (appelé aussi Adewikomé), supposé abriter majoritairement des ressortissants du Nord, notamment Kabyè, à qui, au début des années 1990, le pouvoir avait distribué des armes et des gourdins. Il est notoire que des caches d’armes existent sur le campus (la bibliothèque par exemple) et que certains étudiants extrémistes sont armés. Le président du HACAME, Tozim Dandao, renvoyé de l’université pour ses échecs à répétition, y est toujours présent, co-organisant régulièrement avec les autres associations-milices des séances de lecture de motion laudatives et des marches de soutien rémunérées très médiatisées en l’honneur du chef de l’État. A l’instar de ses prédécesseurs promus à des postes de ministre ou d’ambassadeur, comme Pascal Bodjona nommé par Eyadéma ambassadeur à Washington avant de rejoindre Faure dont il est actuellement le directeur de cabinet après avoir animé sa campagne, il n’est pas inopportun de prédire à Tozim Dandao aussi un bel avenir. Par ailleurs, parmi les sociétés de gardiennage et de surveillance, la plus branchée sur le pouvoir politique est la Security Advisory and Service (SAS) basée au Togo. Celles-ci recrutent essentiellement des militaires retraités et d’anciens combattants désireux d’arrondir leur fin de mois, et parfois des para-miliciens. A cause de l’explosion de la délinquance et de la criminalité, et aussi d’une forte demande des entreprises de la place, s’est développée une offre-demande sécuritaire croissante faisant imploser ce marché juteux dont une part importante est attribuée à Robert Montoya et au général français Jeannou Lacaze, ancien conseiller militaire de François Mitterrand et conseiller sécuritaire du général Eyadéma. Jeannou Lacaze est l’agent de recouvrement de SAS-Togo, propriété de Robert Montoya avant de créer en 2002 sa propre agence, L’Assaut Veille, qui emploie une centaine de personnes. Robert Montoya est un ancien gendarme du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), la Cellule antiterroriste de l’Élysée sous le président F. Mitterrand, installé en Afrique depuis une vingtaine d’années. Son groupe SAS International, emploie plus de 2 500 personnes dans sept pays africains francophones (notamment le Gabon, le Zaïre de Mobutu, la Côte d’Ivoire) dont les dirigeants lui sont des familiers. SAS International a eu des liens très étroits avec Executive Outcomes, la puissante société sud-africaine spécialisée dans le recrutement de mercenaires. La succursale locale de SAS International, SAS-Togo, emploie 400 agents de sécurité et a réussi à enlever en 1996 le marché de la mise sur écoutes téléphoniques de quelque 300 opposants, chiffre qui doit dépasser largement le demi-millier aujourd’hui. Au début des années 1990, la SAS-Togo était dirigée par le capitaine Paul Barril qui est, comme Robert Montoya, un ancien gendarme, responsable du GIGN. Leur société entraîne et équipe les forces anti-émeutes de la Bande : menottes, matraques, bombes lacrymogènes, gilets pare-balles, cagoules, etc. Bien que de taille réduite (environ 400 employés) en comparaison à l’Optimal Protection Services ou à l’Intercom Security qui emploient plus du double de son effectif (respectivement 1 000 et 1 500 personnes), la SAS-Togo se trouve en position stratégique dominante par rapport à ses concurrentes en raison de son ancienneté sur le marché et surtout en raison de la qualité des liens qui unit ses promoteurs au chef de l’État et à son entourage. Robert Montoya incarne à merveille le dispositif militaro-sécuritaire : il est très lié à la Bande, aux différents réseaux françafricains (CIAN, MEDEF, ministère français de la Défense, milieux francs-maçons, etc.). C’est un homme incontournable, dont nous aurons à parler ultérieurement.
Par Comi M. Toulabor CEAN-Sciences Po Bordeaux Togo (alterinfo.net)